Silviana Iulia Cocan
Silviana Cocan est candidate au doctorat en droit à l’Université Laval en cotutelle avec l’Université de Bordeaux, en France. Elle écrit présentement une thèse sur le dialogue entre les juridictions et quasi-juridictions protégeant les droits humains. Plus spécifiquement, elle étudie le dialogue judiciaire en lien avec la prohibition de la torture et d’autres traitements cruels, inhumains ou dégradants. Ses intérêts de recherche sont le droit international public, les droits humains ainsi que le droit international pénal et humanitaire. Silviana participe à la Clinique de droit international pénal et humanitaire de l’Université Laval.
Joseph Rikhof
Joseph Rikhof possède un BCL, de l’Université de Nijmegen (Pays-Bas); un baccalauréat en droit (LL.B.) de l’Université McGill; un diplôme en droit aérien et spatial de l’Université McGill; ainsi qu’un doctorat du Irish Center for Human Rights.
Joseph Rikhof donne le cours de droit pénal international à l’Université d’Ottawa. Il etait avocat principal et gestionnaire du droit à la Section des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre du ministère de la Justice du Canada. Il a été professionnel invité à la Cour pénale internationale en 2005 tout en agissant aussi comme conseiller principal et conseiller en politique auprès de la Section des crimes de guerre contemporains du ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration entre 1998 et 2002.
Son domaine d’expertise est le droit qui traite du crime organisé, du terrorisme, des génocides, des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, particulièrement dans le contexte du droit de l’immigration et des réfugiés. Il a rédigé plus de 40 articles ainsi que son premier livre intitulé The Criminal Refugee: The Treatment of Asylum Seekers with a Criminal Background in International and Domestic Law, portant sur les intérêts de recherche susmentionnés, et il a donné des conférences sur ces thèmes partout dans le monde. De plus, Joseph Rikhof a cosigné avec Robert Currie le livre International and Transnational Criminal Law, deuxième édition, et il est membre du corps professoral de l’Institut Philippe Kirsch.
Érick Sullivan
Érick Sullivan est avocat, directeur adjoint de la Clinique de droit international pénal et humanitaire (Clinique), coordonnateur du Partenariat canadien pour la justice internationale (PCJI), co-éditeur du blogue Quid Justitiae et membre du Conseil d’administration du Conseil canadien de droit international.
Détenteur d’un baccalauréat en droit (2009), il a été recruté en 2010 par la Clinique comme auxiliaire puis nommé au poste de directeur adjoint en 2012. À ce titre, il a été impliqué dans plus d’une cinquantaine de projets proposés par des organisations internationales, des organisations non gouvernementales (ONG), des État set des avocats touchant à plusieurs domaines du droit. À ces occasions, il a notamment codirigé une cartographie des droits humains réalisée par Avocats sans frontières Canada au soutien de la Commission Vérité et Réconciliation malienne.
Depuis 2010, il a supervisé les recherches de plus de 300 étudiants et révisé des centaines de travaux. Il a aussi contribué de différentes manières à de nombreux événements scientifiques, comme le séminaire sur la collaboration entre les autorités nationales et les ONG visant à traduire en justice les responsables de crimes internationaux, qu’il a co-organisé en mars 2018 à Ottawa.
Ce billet de blogue fait suite à la première publication ayant défini les concepts et cadres juridiques applicables à l’investigation des crimes internationaux (en anglais et en espagnol). Puisqu’il s’agit d’une publication conjointe, la même version est disponible en français (hyperlien) sur Quid Justitiae et en anglais (hyperlien) sur PKI Global Justice Journal.
Partie II : La politique d’investigation et les principes de coopération et de collaboration
Le principe d’innocuité
Dans tout processus de collecte d’informations, une attention particulière doit être accordée à la question de la sécurité, de la dignité et du bien-être, tant des victimes et des témoins, que des membres du personnel des acteurs de la société civile (Cooperation between CSAs and judicial mechanisms in the prosecution of CRSV, pp. 12-13). Le principe d’innocuité ou de ne pas nuire est un des plus importants en cas de collecte d’informations et de preuves en lien avec des crimes internationaux. Il s’applique à toute personne faisant partie du processus d’investigation, incluant les victimes, les témoins, les intermédiaires, les communautés locales, les investigateurs non officiels ainsi que les autres membres de l’équipe (Field Guide for Civil Society Documentation, pt. 8; Cooperation between CSAs and judicial mechanisms in the prosecution of CRSV, p. 10). Tout en préservant sa propre sécurité et celle des autres, il est également primordial de préserver l’intégrité de toute information qui aurait été recueillie. Ainsi, en pratique, se préparer pour un processus d’investigation signifie qu’il est nécessaire d’inclure ce principe de précaution à tous les niveaux afin d’éviter tout préjudice. Il est impératif qu’il soit respecté et pris en considération afin de prévenir et de minimiser des effets négatifs imprévisibles qui pourraient surgir lors de la collecte d’informations (Handbook on Civil Society Documentation, pp. 21-23).
Ce principe implique également d’atténuer les effets dommageables, au regard des menaces, risques et vulnérabilités en effectuant une analyse des dangers potentiels en vue d’adopter des mesures pour pouvoir les contrer; coordonner ses efforts, autant que possible avec les autres groupes; respecter le principe de confidentialité et comprendre ses limites; et référer les victimes et les témoins aux services appropriés (Handbook on Civil Society Documentation, pp. 92-103). Les mesures de sureté et de sécurité sont également liées au principe d’innocuité et devraient conforter toute décision ou action des praticiens dans le cadre du processus de documentation, telles que la planification d’activités, l’approche des victimes et des témoins, l’enregistrement, le transport et l’entreposage d’information ou les références (Handbook on Civil Society Documentation, p. 105).
La mise en place d’un code de conduite intégrant des principes directeurs est particulièrement importante dans le travail avec les victimes et témoins de conflits et de violences sexuelles constitutives d’atrocités. Cela implique de travailler conformément à une approche centrée sur la victime, ne pas émettre ou montrer des jugements comportementaux, ne jamais blâmer les victimes, traiter les victimes et les témoins avec dignité et respect, tout en priorisant toujours la sureté face aux éléments de preuve (Handbook on Civil Society Documentation, p. 105). Dans le contexte d’une investigation liée à des violations massives des droits des enfants dans le cadre d’un conflit armé, le principe directeur doit être l’intérêt supérieur de l’enfant dans la mise en place de mécanismes de surveillance et de signalement, mais également dans tous les autres aspects, tant dans les activités préventives que celles d’intervention. Aux côtés des principes imposés par l’exigence de non-discrimination, la précision, l’objectivité, la neutralité et les considérations éthiques au regard du principe de ne pas nuire, la sensibilité aux coutumes locales et culture, tout en faisant attention à la sûreté et à la sécurité ainsi que les considérations liées au genre, doivent également être prises en compte. Enfin, toute participation des enfants dans le processus d’investigation doit se justifier et être pertinente (Field Manual – MRM on grave violation against children in armed conflict, pp. 12-13; Guidelines – MRM on grave violations against children in situations of armed conflict, p. 9: l’exactitude, la fiabilité et la transmission des informations peuvent être assurées par la mise en place d’un système d’analyse et de vérification).
Impartialité, neutralité et indépendance
Tout acteur de la société civile impliqué dans une enquête, sur le territoire d’un État, doit toujours garder à l’esprit la nécessité de respecter les principes d’indépendance, d’impartialité et de neutralité. En effet, ces acteurs ne doivent pas être vus comme apportant leur soutien à l’une des parties dans le contexte d’un conflit ou de justice post-conflit (Cooperation between CSAs and judicial mechanisms in the prosecution of CRSV, p. 10; International Protocol on the documentation of sexual violence in conflict, p. 138; Guidelines – MRM on grave violations against children in situations of armed conflict, p. 5). Être impartial durant le processus de collecte d’informations et de preuves implique également de gérer ses attentes à l’égard des suites possibles dans l’usage de l’information, devant un tribunal ou dans le cadre de réparations futures (Handbook on Civil Society Documentation, p. 36).
Les cours et les procureurs doivent également agir de manière indépendante et impartiale. Le système judiciaire national ne doit pas faire l’objet d’ingérence ou d’un contrôle de la part du pouvoir politique, comme peuvent en attester les charges à l’encontre des officiels étatiques ou de haut représentants de l’État. Ainsi, le système judiciaire ne doit pas refléter une influence externe, politique, éthique ou religieuse (Cooperation between CSAs and judicial mechanisms in the prosecution of CRSV, p. 13).
Un consentement éclairé et le respect du principe de confidentialité
Un consentement éclairé de la part des victimes et des témoins est requis avant de les impliquer dans le processus d’investigation notamment avec un entretien ou un examen externe, en prenant des photographies, en relevant leur identité et autres informations personnelles, en les référant à des services de soutien appropriés ou en partageant l’information ou leur contact avec des parties tierces (Handbook on Civil Society Documentation, p. 24: un consentement éclairé, de la part d’une personne qui fournit des informations relatives à des crimes internationaux, implique une confirmation explicite à l’égard du but et du contenu de la collecte de données; de la signification du principe de confidentialité et de ses conséquences éventuelles découlant de son application aux informations fournies; des procédures qui seront éventuellement engagées et qui vont aboutir à la divulgation d’informations; des risques et bénéfices associés à la participation au processus d’enquête; de l’identité de l’investigateur non officiel ou des groupes qu’il représente ainsi que des enjeux de prendre contact avec un enquêteur à un stade ultérieur du processus; v. égal. International Protocol on the documentation of sexual violence in conflict, p. 45).
Toute demande émanant des procureurs en vue de leur fournir la transcription des témoignages des victimes et des témoins ou toute autre information qui serait susceptible de les identifier peut être problématique. En effet, la révélation des sources peut avoir des conséquences en termes de ressources et d’implications opérationnelles et/ou sécuritaires pour les acteurs de la société civile, tant locaux qu’internationaux (Cooperation between CSAs and judicial mechanisms in the prosecution of CRSV, p. 10). Le principe de confidentialité exige également la protection de toute information recueillie afin de construire une relation de confiance avec les victimes et les témoins, tout en leur expliquant les limites de ce principe. Ainsi, quel que soit le processus d’enquête, toute personne impliquée devrait comprendre et appliquer des clauses de confidentialité préalablement définies (Handbook on Civil Society Documentation, pp. 28-29).
L’évaluation des menaces, risques et vulnérabilités en vue de fournir un support approprié
Évaluer les risques, les menaces et les vulnérabilités est un des enjeux majeurs dans la collecte d’informations et dans les futures phases de tout processus d’investigation (Field guide for Civil Society Documentation, pt. 11: sur l’évaluation des risques et les mesures de sécurité), d’autant plus lorsque les informations recueillies sont en lien avec des crimes de violence sexuelle ou sexistes liés à conflit, dont ont été victimes soit les hommes ou les garçons; soit les femmes ou les filles (Investigating CRSGBV against Men and Boys, p. 11).
Tout plan d’investigation doit être établi au regard des menaces contre la sécurité, réelles ou imaginées, et qui sont susceptibles d’affecter les enquêteurs, les autres membres de l’équipe, les victimes et les témoins ainsi que les auteurs supposés des crimes, incluant les membres de la famille proche et de la communauté (Investigating CRSGBV against Men and Boys, p. 11: v. égal. pour des exemples de risques associés aux violences sexuelles et sexistes liées à un conflit et dirigées à l’encontre des hommes et des garçons). Il est extrêmement important de reconnaitre et de prévenir le risque de re-tramautisation, ce qui implique d’être familier avec les signes de trauma et d’adopter une démarche prudente dans le cadre des entrevues avec les victimes et les témoins (Handbook on Civil Society Documentation, pp. 32-35). Ainsi, tout processus de documentation doit être construit en fonction de l’évaluation des risques et des vulnérabilités associés aux témoins et aux victimes, afin d’être à même de leur offrir un support et une assistance appropriés, en identifiant les besoins médicaux, psychologiques, légaux ou économiques (Handbook on Civil Society Documentation, pp. 29-32).
La mise en place de mesures de sûreté et de sécurité
Une coopération effective inclut des mesures de sûreté et de sécurité appropriées destinées aux membres des équipes des acteurs de la société civile dans le cadre d’une investigation où il n’existe pas de soutien local ou politique pour engager des poursuites (Cooperation between CSAs and judicial mechanisms in the prosecution of CRSV, p. 10). Les processus de documentation peuvent également conduire à des risques majeurs pour les victimes et les témoins vulnérables, ainsi que pour leurs familles et leurs proches. Ces risques doivent être pris en compte par les acteurs de la société civile comme un facteur décisif avant même que les investigateurs prennent contact avec les victimes, en particulier s’ils ne peuvent mettre à leur disposition les niveaux de protection que les circonstances, qui dépendent de ce que les agences extérieures, telles que les Nations Unies, sont en mesure d’offrir (Cooperation between CSAs and judicial mechanisms in the prosecution of CRSV, p. 10).
La coopération des ONG avec les procureurs et autres autorités nationales compétentes peut mettre en danger les membres de l’équipe d’investigation puisque les défenseurs des droits humains peuvent être perçus comme une menace ou un danger à l’échelle locale en raison de leur engagement assumé dans la documentation de crimes internationaux. Puisqu’il s’agit d’un domaine sensible, il est essentiel de fournir soit une protection, soit une formation sur les meilleures pratiques en termes de sécurité que devraient appliquer les premiers intervenants qui pourraient avoir besoin d’assistance ou encore en mettant à leur disposition des mécanismes de protection avant même qu’ils s’engagent dans le processus de collecte d’informations. Quoi qu’il en soit, il apparait nécessaire d’établir un plan de sécurité adapté à la situation de chaque pays visé par une enquête avec des protocoles spécifiques eu égard le contexte local et les dangers potentiels (First responders, p. 6).
Le renforcement des capacités
Il est absolument indispensable d’élaborer des principes directeurs pour la collecte d’informations et de preuve, pour leur partage et pour les concertations en matière de sécurité (First responders, pp. 11-12; Cooperation between CSAs and judicial mechanisms in the prosecution of CRSV, p. 11). Les premiers intervenants pourraient ne pas être suffisamment formés au regard des exigences de la preuve dans le processus judiciaire. C’est pour cela qu’il est nécessaire de mettre à leur disposition des informations de base au regard de l’admissibilité et de la valeur probante de la preuve, telles que des éléments en rapport avec la chaîne de possession, les catégories des preuves ou les astuces techniques en ce qui concerne leur collecte (First responders, p. 7). Par conséquent, les ANP doivent partager des informations avec les ONG engagées sur le terrain pour recueillir des preuves, en étant systématiquement en contact tout au long du processus d’enquête. Par ailleurs, les intervenants de première ligne devraient comprendre les implications légales, éthiques et sécuritaires du partage et de la soumission d’informations aux cours et procureurs. L’engagement dans le processus doit s’effectuer en connaissance de cause dans la mesure où il ne sera plus possible d’opérer des ajustements par la suite. Une solution potentielle serait la création ou la désignation d’un intermédiaire jouant un rôle d’anonymisation dans le processus de soumission des informations, afin de faire preuve de flexibilité dans le contexte de dangers potentiels en lien avec le risque de divulgation des informations, tout en ayant la capacité de former les premiers intervenants aux conséquences potentielles du partage d’informations (First responders, p. 7).
Equipe de rédaction : Silviana Cocan, étudiante à la Clinique de droit pénal international et humanitaire (Faculté de droit, Université Laval); Professeur Joseph Rikhof (Faculté de droit, section de Common Law, Université d'Ottawa) et le directeur adjoint de la Clinique, Érick Sullivan
Équipe de traduction : Silviana Cocan, Maria Belén Gallardo Rivas, Maxime Mariage, Marie Prigent, Alicia Pujol