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La déclaration du Procureur d’abandonner les charges contre Uhuru Kenyatta : Revers ou empreinte d’un renouveau ?

Élise Le Gall

Élise Le Gall : Docteur en droit pénal international et européen de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, elle est également Élève-avocat au sein de L'Ecole de Formation professionnelle des Barreaux de la Cour d'Appel de Paris (EFB). À ce titre, elle occupera dès janvier 2015 le poste de collaboratrice juridique auprès du procureur général des Chambres africaines extraordinaires du Sénégal pour une période de 6 mois, avant d’intégrer un cabinet d’avocat parisien en charge des dossiers rwandais de compétence universelle. Elle a également été coordinatrice de la Coalition Française pour la Cour pénale internationale (CFCPI) depuis janvier 2013 ; référante sur la promotion de la proposition de loi Sueur visant à modifier l’article 689-11 du CPP français et portant adaptation du droit français au statut de la Cour pénale internationale. Elle a œuvré, par le passé, au Tribunal pénal international pour le Rwanda (ONU) au sein de l’équipe de défense de l’ancien ministre du gouvernement intérimaire de 1994 Callixte Nzabonimana. Elle est également fondatrice de la plateforme Chroniques internationales collaboratives visant à promouvoir la diffusion francophone du savoir et de la réflexion juridique concernant la justice pénale internationale et les relations internationales.

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Nom de famille: 
Le Gall
Prénom: 
Élise
18 December 2014

 

Ce billet s'inscrit dans le cadre du Symposium sur le Kenya et la CPI et est le fruit d'une collaboration avec Chroniques Internationales Collaboratives

Le 5 décembre dernier, dans les couloirs internes de la Cour pénale internationale (ci-après « CPI »), l’annonce opérée par la Procureure Fatou Bensouda, même si attendue par certains, semble avoir fait l’objet d’un retentissement conséquent dont l’écho a largement dépassé La Haye pour atteindre l’ensemble de la mappemonde des systèmes juridiques.

Pour la première fois de son histoire, le Bureau du Procureur a notifié sa décision d’abandonner les charges à l’encontre du président kényan en exercice, M. Uhuru Muigai Kenyatta considérant ceci :

Malgré mon engagement personnel pour que justice soit rendue et que les responsables rendent des comptes aux Kényans qui ont été la cible des terribles violences qui ont secoué Nakuru et Naivasha après les élections de 2007, je ne peux engager de procès que lorsque l'accusé sera vraisemblablement reconnu coupable sur la base des éléments de preuve à ma disposition. Sans cette perspective, il est de mon devoir en tant que Procureur de retirer les charges à l'encontre de l'accusé. 

Déclaration du Procureur de la CPI, Madame Fatou Bensouda, à propos du retrait des charges contre M. Uhuru Muigai Kenyatta

Si, pour le profane, une telle décision peut surprendre, pour les fins connaisseurs et assidus de la procédure pénale internationale, il n’en demeure pas moins que plusieurs alarmes de défaillances ont surgi au gré de la procédure. Des défaillances qui, répétées, semblent avoir conduit inexorablement le Bureau du Procureur vers cette issue, que certains n’hésitent pas à qualifier comme l’un des « plus gros revers de la Cour depuis sa création ».

Toutefois, dans un exercice de style d’avocat du diable, il est possible de déceler derrière cette décision spectaculaire l’empreinte d’un vent de renouveau et d’optimisme dans la conduite des prochaines enquêtes tant à charge qu’à décharge qui seront enclenchées par le Bureau du Procureur devant la CPI.

Toute décision de justice, qui plus est de justice pénale internationale, ne peut faire l’impasse d’une analyse juridique devant être combinée avec la prise en considération de son environnement politique et diplomatique. C’est de cette confrontation que se lit plus généralement le kaléidoscope de la lutte contre l’impunité menée au sein des juridictions pénales internationales. La décision prise par le Procureur se doit d’être analysée au regard de différents prismes et notamment du contexte général dans lequel elle s’inscrit, ce qui permet à terme d’en tirer des enseignements finalement prometteurs.

Ainsi, la déclaration du Procureur stricto sensu concernant le retrait des charges à l’encontre de M. Uhuru Muigai Kenyatta semble s’inscrire dans un contexte plus général de défiance, d’espoirs déçus à l’encontre du travail d’enquête mené par le Bureau du Procureur de la CPI. En effet, dans la même semaine, ce lundi 1er décembre 2014, la Chambre d’appel de la CPI, qui rendait son premier jugement en appel dans l’affaire Thomas Lubanga Dyilo[1], n’a pas manqué de mettre en relief les manquements du Procureur, notamment en termes de divulgation de la preuve à la Défense[2], où là aussi un arrêt définitif de la procédure fut envisagé un temps[3]

Ici, dans l’affaire Uhuru Muiga Kenyatta, malgré la requête du Procureur visant à reporter l’audience, les juges de la Chambre de première instance V(b) de la CPI ont, le 3 décembre 2014, refusé l’octroi d’un nouveau report du procès du président en exercice Uhuru Kenyatta. Ceux-ci, bien que concluant que les autorités kényanes n’avaient pas suffisamment coopéré dans le cadre des enquêtes menées par le Bureau du Procureur, ont notamment fait prévaloir, entre autres motivations, le souci de l’exigence d’un procès équitable devant être mené dans un délai raisonnable. Cet intérêt a donc primé sur les difficultés et obstacles rencontrés par la Procureure Fatou Bensouda, qu’elle ne manque pas de décrire dans sa déclaration, tournant autour du fait que « plusieurs personnes, qui détenaient des informations cruciales quant aux agissements de M. Kenyatta, sont décédées, tandis que d’autres sont trop terrifiées pour témoigner à charge », ou encore que « des témoins clés, qui avaient communiqué des éléments de preuve en l’espèce, ont fini par retirer leur témoignage ou changer leur version des faits […] », soulevant surtout des difficultés en termes de « défaut de coopération de la part du Gouvernement kényan [qui] a entravé la capacité de l’Accusation à mener des enquêtes approfondies sur les charges […] ».   

Deux solutions s’offraient alors au Bureau du Procureur : le maintien des charges et donc de la poursuite, ou alors décider de retirer les charges « pour le moment », tout en ayant cette option de ré-ouvir, ou présenter différemment l’affaire, « si de nouveaux éléments de preuve établissant les crimes ainsi que sa responsabilité sont découverts ». La première option renfermait le risque indéniable d’une absence de condamnation et donc d’un acquittement pouvant accentuer cette crise de confiance envers la qualité des enquêtes devant être menées tant à charge qu’à décharge par la Procureure et aurait constitué là l’un des plus grands revers de la CPI à l’égard des victimes. Dès lors, la grille de lecture de la seconde option semble pouvoir se lire avec optimisme en ce qu’elle permet au Procureur, en application de l’article 15-6 du Statut de Rome, d’envisager la réouverture de l’affaire proprio motu en cas de soumission d’éléments nouveaux permettant un second départ dans la constitution d’un dossier de preuves solidement orchestrée conduisant à la tenue d’un procès à la hauteur des attentes des victimes.

L’espoir est permis. À n’en pas douter, la mandature de la Procureure Fatou Bensouda, ayant débuté en juin 2012. semble marquer une rupture avec son prédécesseur le Procureur Ocampo-Moreno dans le souhait d’améliorer la qualité des enquêtes. Il convient d’ailleurs de noter que les premières années d’enquête de ces affaires kényanes ont été diligentées sous la supervision de ce dernier, léguant à Fatou Bensouda un héritage difficile en termes de qualité d’enquête[4]. Par ailleurs, l’hypothèse d’une réouverture largement sous-entendue dans la déclaration du Procureur ne doit pas être prise à la légère dès lors qu’il est à rappeler que le 13 mai 2014, la Procureure annonçait par communiqué de presse, l’ouverture d’un nouvel examen préliminaire de la situation en Irak après avoir reçu des éléments nouveaux.

De surcroît, la « phase d’adolescence » que semble emprunter la Cour pénale internationale dévoile un Procureur davantage soucieux d’apporter des garanties de qualité et de transparence dans la conduite de ses activités et enquêtes. Ainsi, dans son premier plan stratégique (2012-2015), la Procureure Fatou Bensouda semblait dévoiler une rupture partielle avec son prédécesseur. En effet, le plan stratégique dévoilait l’intention du Procureur d’améliorer l’efficacité des enquêtes et de parvenir au terme de l’enquête à une confirmation quasi-certaine des charges, mais aussi l’intention de répondre à la demande des juges d’avoir, lors de l’audience de confirmation des charges, un dossier prêt à juger, impliquant l’abandon progressif d’une stratégie de la preuve ciblée qui donnait un nombre limité de preuves au profit d’un standard plus élevé. En outre, la Procureure rappelait le souci de modifier la manière d’enquêter en axant davantage sur une enquête à charge et à décharge, afin de ne plus faire face à des accusations d’enquêtes « partiales » ou « bâclées », ou encore à des risques d’ajournements d’audience de confirmation des charges répétés.

Tout comme le plan stratégique mettait en avant le souhait de diversifier les preuves récoltées afin d’éviter de s’appuyer seulement voire exclusivement sur des déclarations de témoins, susceptibles par ailleurs d’être intimidés (ce qui fut l’un des reproches dans cette affaire), il était aussi fait référence au souhait d’avoir recours à des preuves scientifiques ou encore de mener des cyber-enquêtes. D’ailleurs, au soutien de cette diversification dans le recueil des éléments de preuves, en juin 2014, le Bureau de la Procureure Fatou Bensouda décidait de créer un comité consultatif scientifique en vue de renforcer les capacités du Bureau pour la collecte, le traitement et l’analyse des preuves scientifiques des enquêtes et poursuites.  

Cette déclaration d’abandon des charges à l’encontre de M. Uhuru Muiga Kenyatta ne doit pas nécessairement être entendue comme un aveu que ce plan stratégique n’est pas mis en vigueur, mais elle repose en grande partie sur l’héritage discutable de la précédente mandature. Néanmoins, en ayant pris cette décision, la Procureure semble vouloir faire tapis blanc sur les méthodes employées jusqu’à présent concernant les enquêtes. À ce titre, cette décision peut s’analyser comme une empreinte prometteuse, la marque d’une rigueur à venir dans la constitution des dossiers de preuve et ainsi redonner des clés de confiance dans une grille de lecture plus apaisée pour les victimes envers le travail mené par le Procureur puisque, comme rappelé dans la déclaration de la Procureure :

L'abandon des charges ne signifie en aucune façon que l'affaire est définitivement close. M. Kenyatta n'a pas été acquitté, et l'affaire peut être ré-ouverte, ou présentée différemment, si de nouveaux éléments de preuve établissant les crimes ainsi que sa responsabilité sont découverts.

Déclaration du Procureur de la CPI, Madame Fatou Bensouda, à propos du retrait des charges contre M. Uhuru Muigai Kenyatta

Finalement, la quintessence d’un tel renouveau réside surtout et avant tout dans une acceptation et une coopération coordonnées des États avec le Bureau du Procureur, sans la menace ou la constatation d’obstacles et d’entraves divergents selon le rang et la fonction des personnes mises en cause pour œuvrer dans ce but commun d’une lutte contre l’impunité qui ne prive pas le peuple en général et le peuple kényan en particulier de la justice. Mais et surtout - et c’est là l’un des enjeux de l’Assemble des États parties au Statut de Rome réunie à New-York du 8 au 17 décembre 2015 – il est urgent d’octroyer au Procureur les moyens de son action dans l’allocation de ressources et d’un budget qui lui permettent d’accomplir ses missions.

 

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Ce billet ne lie que le(s) personne(s) l’ayant écrit. Il ne peut entraîner la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de la Faculté de droit, de l’Université Laval et de leur personnel respectif, ni des personnes qui l’ont révisé et édité. Il ne s’agit pas d’avis ou de conseil juridiques.

 

[1] Le 1er décembre 2014, la Chambre d'appel a confirmé, à la majorité des juges qui la composent, la décision déclarant la culpabilité de M. Lubanga ainsi que celle le condamnant à une peine de 14 ans d'emprisonnement.

[2] Décision relative aux conséquences de la non-communication de pièces à décharge couvertes par les accords prévus à l’article 54-3-e du Statut, la demande de suspension des poursuites engagées contre l’accusé et à certaines autres questions soulevées lors de la conférence de mise en état du 10 juin 2008, op. cit., confirmé en appel par Chambre d’appel, Arrêt relatif à l’appel interjeté par le Procureur contre la Décision relative aux conséquences de la non-communication de pièces à décharge couvertes par les accords prévus à l’article 54-3-e du Statut, à la demande de suspension des poursuites (ICC-01/04-01/06-1486), 21 octobre 2008 ; CPI, Chambre de première instance I, Version expurgée de la décision relative à la requête urgente du Procureur aux fins de modification du délai de communication de l’identité de l’intermédiaire 143 ou de suspension de l’instance dans l’attente de consultations plus approfondies avec l’Unité d’aide aux victimes et aux témoins (ICC-01/04-01/06-Red-tFRA), 8 juillet 2010.

[3] Toutefois, l’arrêt définitif a été écarté eu égard au seuil de gravité important requis par la Chambre : « First, would it be ‘odious’ or ‘repugnant’ to the administration of justice to allow the proceedings to continue, or second have the accused’s rights been breached to the extent that a fair trial has been rendered impossible » : ICC, Trial Chamber I, Redacted Decision on “Defence Application Seeking a Permanent Stay of the Proceeding” (ICC-01/04-01/06-2690-Red2), 7 mars 2011, para. 166.

[4] Le 15 décembre 2010, le Procureur Luis Moreno-Ocampo demandait à la Cour de délivrer des citations à comparaitre relatives à six citoyens kényans afin qu’ils répondent devant la justice des crimes commis à grande échelle lors des violences postélectorales au Kenya, estimant qu’il existait des motifs raisonnables de croire que des crimes contre l’humanité avait été commis par les personnes citées (ici).

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