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Faut-il euthanasier le système régional arabe de protection des droits de la personne (pour mieux le ressusciter) ? Partie 1 de 3

Nidhal Mekki

Nidhal Mekki est chargé de cours et doctorant à l'Université Laval. Il est membre de la Chaire Jean Monnet en intégration européenne et du Centre interdisciplinaire de recherche sur l'Afrique et le Moyen-Orient de l'Université Laval. Son sujet de thèse porte sur les rapports entre le droit international des droits de la personne et les nouvelles constitutions arabes (Égypte, Maroc et Tunisie). Il a publié plusieurs articles sur les droits de la personne dans le monde arabe et sur la transition démocratique en Tunisie. Détenteur d’un master en droit public et financier de la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, il a été conseiller respectivement à la chambre des députés (2007-2011) et à l'Assemblée nationale constituante de Tunisie lors de l'élaboration de la nouvelle constitution tunisienne (2012-2014). Il a été pendant plusieurs années membre de l'Unité de recherche en droit international et juridictions internationales à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis. 

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Nom de famille: 
Mekki
Prénom: 
Nidhal
27 April 2020

Le monde connait aujourd’hui quatre systèmes régionaux de protection des droits de la personne : le système européen, le système interaméricain, le système africain et le système arabe. Le système régional arabe, soit le plus récent, comporte des lacunes importantes tant au niveau de ses instruments de base que des mécanismes qu’il met en place (voir e.g. ici, à la p. 415). Pourtant antérieur au système onusien, le système régional arabe n’a commencé à s’intéresser aux droits de la personne qu’au début des années 1970 (ici). La cause palestinienne ayant longtemps occupé l’avant de la scène dans le monde arabe, les régimes autoritaires de la région l’ont souvent utilisée pour détourner l’attention de l’opinion publique interne et internationale de la question des droits de la personne.

Ce n’est, donc, qu’en 1971 que la Commission arabe permanente pour les droits de l’homme[1], un organe permanent de la Ligue des États arabes, a rédigé un projet de Charte arabe des droits de l’homme. Toutefois, ce texte est resté à l’état de projet et n’est jamais entré en vigueur, les États ne s’y étant pas du tout intéressés. Les tentatives de rédaction d’un nouveau texte régional arabe se sont poursuivies tout au long des années 1980, et en 1990, la Déclaration sur les droits de l’homme en islam a été adoptée par l’Organisation de la Coopération islamique qui est une organisation régionale différente de la Ligue des Etats arabe et qui regroupe  les États qui se définissent comme musulmans quoique plusieurs Etats soient membres des deux organisations.

La Déclaration sur les droits de l’homme en islam n’a pas de portée juridique obligatoire. Pourtant, elle a joué un rôle important dans les développements ultérieurs. En effet, certains États arabes, se sentant en quelque sorte court-circuités par le niveau régional islamique ont senti la nécessité d’adopter un texte régional arabe. Ainsi, en 1994 a été adoptée la première Charte arabe des droits de l’homme. Cette Charte longtemps attendue n’a cependant été signée que par un seul État arabe, soit l’Irak, et n’a été ratifiée par aucun. Elle n’est donc jamais entrée en vigueur. En 2004, elle a été remplacée par une nouvelle Charte arabe des droits de l’homme, laquelle est en vigueur, aujourd’hui.

Cette série de trois billets de blogue abordera les enjeux relatifs au système régional arabe de protection des droits de la personne. Ce premier billet discutera de la Charte arabe de 1994, en abordant spécifiquement la philosophie à la base de sa création, son rapport problématique avec la Déclaration du Caire de 1990 et les restrictions permises aux droits et libertés prévus dans la Charte. Le second billet s’intéressera quant à lui à la Charte de 2004, permettant ainsi de mettre en lumière les différences entre ces deux instruments et de comprendre les causes profondes de la léthargie dans laquelle se trouve plongé le système régional arabe de protection des droits de la personne. Le troisième billet de cette série analysera la possibilité de surmonter cette léthargie et de revitaliser ce système, et soutiendra qu’il serait plutôt préférable de l’euthanasier pour qu’il puisse éventuellement être ressuscité sur des bases solides.

La philosophie à la base de la Charte arabe de 1994

Selon certains auteurs, la philosophie sur laquelle se basait la Charte arabe des droits de l’Homme de 1994 était paradoxalement de se dérober au droit international des droits de la personne. On peut rappeler, à ce propos, que lors des délibérations relatives à l’élaboration de la Charte de 1994, le représentant de l’Égypte avait encouragé ses homologues à adopter ce texte qui, selon ses dires, « servira[it] de protection contre les pressions internationales sur les pays arabes dans le domaine des droits de la personne »[2]. Cette philosophie diffère de celle qui est à la base des autres systèmes régionaux : en effet, ceux-ci sont plutôt créés dans le but d’assurer un plus grand respect des droits de la personne, étant plus collés à certaines réalités sociales et comportant des modalités plus appropriées au contexte régional auquel ils sont reliés. Cette idée ressort clairement de la Déclaration et Programme d’action de Vienne adopté lors de la Conférence mondiale sur les droits de l’homme de 1993, où on peut lire que « les mécanismes régionaux jouent un rôle fondamental pour la promotion et la protection des droits de l’homme. Ils devraient renforcer les normes universelles en la matière énoncées dans les instruments internationaux pertinents et la protection de ces droits ». Il semblerait que la philosophie sous-jacente à la création de la Charte de 1994 ait été également présente dans l’esprit de certains concepteurs de la Charte de 2004. Ainsi, à certains égards, le système régional arabe appert encore aujourd’hui comme un moyen de se dérober aux standards internationaux en matière de protection des droits de la personne plutôt que d’en assurer le respect.

Un rapport problématique entre la Charte de 1994 et la Déclaration du Caire

Outre la philosophie inhérente à la création de la Charte de 1994, plusieurs critiques peuvent être formulées à l’égard de cet instrument. Dans le préambule de la Charte de 2004, les États parties affirment « leur attachement à la Déclaration universelle des droits de l’homme, aux Pactes internationaux relatifs aux droits de l’homme et à la Déclaration du Caire sur les droits de l’homme en Islam » (emphase ajoutée). Le texte réfère ainsi à la Déclaration universelle des droits de l’homme, au Pacte international relatif aux droits civils et politiques et au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1966, mais il ajoute aussi (apparemment sur un pied d’égalité) la Déclaration du Caire sur les droits de l’homme en islam. Ce renvoi est problématique : alors que la Charte de 1994 interdisait la discrimination entre les hommes et les femmes, les droits reconnus dans la Déclaration du Caire sont explicitement soumis à la charia, laquelle légitime certaines formes de discrimination basée sur le genre, notamment en lien avec le statut personnel et la capacité à hériter. L’article 24 de la Déclaration du Caire énonce clairement que « [t]ous les droits et libertés énoncés dans la présente Déclaration sont soumis aux dispositions de la charia », et la même idée est réaffirmée par l’article 25 qui prévoit que « [l]a charia est l'unique référence pour l'explication ou l'interprétation de l'un quelconque des articles contenus dans la présente Déclaration ». Le rapport entre la Charte de 1994 et la Déclaration du Caire a été très critiqué par plusieurs organisations internationales non gouvernementales, et était considéré par plusieurs comme l’un des plus importants points faibles de la Charte de 1994[3].

L'importance des restrictions permises aux droits et libertés reconnus dans la Charte de 1994

Les restrictions permises aux droits et libertés reconnus dans la Charte de 1994 constituent une autre importante faiblesse de cet instrument. En vertu de l’article 4-a de la Charte de 1994,

[i]l ne peut être admis aucune restriction aux droits et libertés reconnus par cette Charte sauf si une telle restriction est prescrite par la loi et est considérée comme nécessaire pour la protection de la sécurité et de l’économie nationale, de l’ordre public, de la santé publique, de la morale ou des droits et libertés d’autrui.

Le libellé de cet article entraîne ainsi des risques d’interprétation large des restrictions permises aux droits protégés[4]. Il est également notable qu’il n’est pas fait pas mention des exigences d’une société démocratique ou d’un État de droit dans la détermination des limites permises.

En outre, l’article 27 de la Charte dispose quant à lui que « [l]es droits à la liberté de religion, de pensée et d’opinion ne peuvent faire l’objet que des seules restrictions prévues par la loi ». Or, plusieurs lois, dans le monde arabe, posent d’importantes limites notamment en ce qui a trait aux libertés de religion, de pensée et d’opinion, et sont donc susceptibles de restreindre substantiellement la portée des droits garantis par la Charte. À titre d’exemple, on peut citer le fait que l’apostasie soit passible de la peine de mort notamment en Arabie saoudite et au Soudan et que la privation d’héritage soit une sanction potentielle de la renonciation d’un individu à la religion musulmane dans la plupart des pays arabes. De telles législations nationales imposent indubitablement des restrictions importantes à l’exercice des droits garantis par la Charte de 1994 tout en étant permises au sens de son article 27.

Les éléments problématiques de la Charte de 1994 ne se limitent pas à la philosophie qui lui est sous-jacente et aux restrictions permises aux droits protégés. Ils s’étendent, également, au mécanisme de contrôle des engagements des États.

Le mécanisme de contrôle inadéquat de la Charte de 1994

L’article 40 de la Charte de 1994 prévoyait l’élection par les États membres du Conseil de la Ligue arabe d’un Comité d’experts des droits de l’homme. En l’absence d’une Cour des droits de la personne, il s’agissait du seul mécanisme de contrôle créé par la Charte. Ce Comité a été vivement critiqué[5] par la doctrine pour plusieurs raisons. D’abord, il n’était habilité à examiner ni des plaintes individuelles ni même des plaintes étatiques. Ensuite, il pouvait formuler des observations et des recommandations mais ne pouvait pas prendre de décisions juridiquement contraignantes. Enfin, ces observations n’étaient même pas envoyées à l’État en question, mais plutôt à la Commission permanente des droits de l’homme de la Ligue arabe. On ne sait d’ailleurs pas quelle suite cette dernière pouvait donner à ces rapports puisque l’article 41-3 de la Charte de 1994 se bornait à affirmer que le Comité « adresse à la Commission permanente des droits de l’homme de la Ligue arabe un rapport contenant ses observations et les avis des Etats ».

Toutes ces graves lacunes expliquent la désuétude dans laquelle est tombée cette Charte, dans un premier temps, avant son abrogation et son remplacement par la Charte arabe des droits de l’Homme de 2004. L’analyse de la Charte de 2004 fera l’objet du deuxième billet de cette série, alors que le troisième et dernier billet discutera des perspectives d’avenir du système régional arabe de protection des droits de la personne.


Les réflexions contenues dans ce billet n’appartiennent qu’à leur(s) auteur(s) et ne peuvent entraîner ni la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de la Chaire de recherche du Canada sur la justice internationale pénale et les droits fondamentaux, de la Faculté de droit de l’Université Laval, de l’Université Laval ou de leur personnel respectif, ni des personnes qui ont révisé et édité ces billets, qui ne constituent pas des avis ou conseils juridiques.

Ce billet de blogue et ma participation au Congrès du Conseil canadien de droit international les 24 et 25 octobre 2019 ont été partiellement financés par le Partenariat canadien pour la justice internationale et le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada.

 


[1]Les textes et institutions arabes utilisent l’expression « droits de l’homme ». Nous avons préféré la garder par souci de fidélité au texte dans sa langue originale.

[2] (Traduction personnelle) Abdullahi An-N’aim, « Human Rights in the Arab World : A Regional Perspective » (2001) 23:3Human Rights Quarterly701 à la p 715 : « From the official point of view, a realistic assessment of the Arab Charter of Human Rights and its  prospects was made by the Egyptian delegation during the Council deliberations over the Draft. In calling for adoption of the draft, the spokeperson of the Egyptian delegation underplayed the significance of the Declaration, and described it as a regional shield against international pressures on Arab States in the field of human rights».

[3]Claudio Zanghi, « La nouvelle Charte arabe des droits de l’homme », dans Rafaâ Ben Achour et Claudio Zanghi, La nouvelle charte arabe des droits de l’homme, Dialogue italo-arabe (Messina, 17-18 décembre 2004), Torino, Giapichelli Editore, 2005, 650 p, à la p. 36.

[4]La Commission internationale des juristes a, d’ailleurs, critiqué le maintien dans le projet de modernisation de la Charte de 2003 d’une formulation similaire. Voir le point 18 de son rapport de position: https://www.icj.org/wp-content/uploads/2012/05/Arab-Charter-ICJ-recommendations-position-paper-2003-fra.pdf

[5]Michele Messina, « Quelles perspectives pour le système arabe de contrôle des droits humains », dans Rafaâ Ben Achour et Claudio Zanghi, La nouvelle charte arabe des droits de l’homme, Dialogue italo-arabe (Messina, 17-18 décembre 2004), Torino, Giapichelli Editore, 2005, 650 p, à la p. 521.

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