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Affaire Bemba : réflexions sur la poursuite des violences sexuelles

Dorine Llanta

Dorine prépare actuellement un Doctorat en droit international à l'Université de Perpignan dont les recherches se concentrent sur la répression des violences sexuelles en droit international et dans les ordres juridiques nationaux. Elle s'est progressivement spécialisée dans la justice pénale internationale à travers son expérience au sein du Bureau du Procureur du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie et son travail de recherche pour le Procureur des Chambres africaines extraordinaires. Elle est également attachée aux thématiques de genre et de migration (principalement à travers le conflit colombien). Dorine est membre du Bureau exécutif de l'Association française pour la promotion de la compétence universelle à travers laquelle elle s'implique afin de sensibiliser la population et les États à la lutte contre l'impunité. 

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Nom de famille: 
Llanta
Prénom: 
Dorine
29 August 2018

Le 8 juin 2018, la Chambre d’appel de la Cour pénale internationale (CPI) marque les esprits en acquittant Jean-Pierre Bemba des charges de meurtre, viol et pillage pour lesquelles il avait été condamné en 2016. Cette décision soulève très rapidement un grand nombre de critiques. Certains affichent une profonde réprobation et de la frustration (voir par exemple la réaction de la FIDH). D’autres considèrent simplement regrettable que la Chambre se soit davantage positionnée sur la forme plutôt que sur le fond, mais restent néanmoins conscients des erreurs importantes qui ont été commises et qui nécessitaient rectification (voir analyse publiée par ICJAfrica). Dans cette optique, il sera question ici d’analyser deux problématiques spécifiques de l’affaire menant à entamer une réflexion sur la poursuite des violences et crimes sexuels par la Cour : la question des charges présentées par le Procureur avant et pendant le procès et celle relative aux mesures « nécessaires et raisonnables » devant être prises par un supérieur hiérarchique au regard de l’article 28 du Statut de Rome.

Charges présentées par le Procureur

L’accusé Bemba soulevait dans son deuxième moyen d’appel que presque les deux tiers des actes criminels pour lesquels il avait été condamné n’étaient pas inclus ou étaient improprement inclus dans les accusations de la Procureure lors de la confirmation des charges. Que, dans ce cadre, sa condamnation dépassait les charges pour lesquelles il avait été soumis au procès. La Chambre d’appel lui donne raison.

Rappelons ici que dans la phase préliminaire, le Procureur prépare un acte d’accusation dans lequel doivent apparaître les informations personnelles de la personne servant à son identification, les faits et actes criminels reprochés (y compris la période et le lieu de commission), les éléments démontrant la compétence de la Cour et enfin la qualification juridique des faits (les « charges ») au regard des articles 6, 7 et 8 du Statut de Rome (SR) et le mode de responsabilité. Tout cela doit permettre à la Chambre préliminaire d’avoir une vue d’ensemble du cas afin de déterminer s’il existe une base suffisante, en fait et en droit, pour traduire la personne en justice [Norme 52 – Règlement de la Cour]. Ces informations, ainsi que les éléments de preuve associés, doivent être notifiées à la personne visée dans un délai « raisonnable » avant l’audience de confirmation des charges. Cela permet à l’intéressé.e de connaître précisément les faits qui lui sont reprochés et de commencer à préparer sa « défense » (bien qu’à ce stade, il/elle ne soit pas encore considéré.e comme un.e « accusé.e ») [Article 61(3)-(4) Statut de Rome].

Lors de l’audience préliminaire, le Procureur présente les charges accompagnées des éléments de preuve afin « d’établir l’existence de motifs substantiels de croire que la personne a commis le crime qui lui est imputé » [Article 61(5) SR]. Si la Chambre est convaincue, alors l’affaire entre dans la phase de jugement et la personne, désormais « accusée », est renvoyée devant une chambre de première instance qui prend le relais [Article 61(7)a) SR]. Dans la période transitoire de « passation » de l’affaire, à savoir entre la confirmation des charges et l’ouverture du procès, les charges peuvent être modifiées par le Procureur, voire retirées. Dans ce cadre, l’accusé.e doit en être notifié.e et la Chambre préliminaire en donner confirmation [Article 61(9) SR].

Quid alors des actes criminels ou charges dont le Procureur obtient les preuves après l’ouverture du procès ? La lecture des Commentaires du Statut de Rome laisse entendre que, après l’ouverture du procès, l’article 61(9) prévoit uniquement la possibilité pour le Procureur de retirer des charges[1]. S’il en découle une certaine logique prima facie, notamment au regard des droits de la défense, cela ne manque pas de créer des difficultés en matière de crimes sexuels. En effet, les victimes de tels crimes, pour des raisons désormais évidentes (entre autres peur des représailles, stigma, rejet par la famille ou par la communauté, accusation de trahison ou d’homosexualité, honte, etc.), ne sont pas toujours disposées à se manifester lors des enquêtes menées par la Cour. Si les enquêteurs obtiennent parfois un degré de confiance suffisant pour offrir au Bureau du Procureur une base solide de preuves – telle que requise par le Règlement de la Cour – tel n’est pas toujours le cas. Il arrive que les victimes et témoins décident de se manifester lorsque le procès a déjà débuté, lorsque d’autres victimes ont témoigné et surtout lorsqu’ils savent qu’ils seront protégés par les autorités compétentes. Est-il alors dans l’intérêt de la justice de refuser la possibilité pour ces victimes d’apporter des preuves de nouveaux actes potentiellement attribuables à l’accusé ?

C’est sur la base de ce même « intérêt de la justice » que le Juge et Président de la CPI Chile Eboe offre, dans une opinion séparée mais concordante de l’affaire Bemba [p. 35-51], une lecture différente du Statut de Rome et du Règlement de la Cour. Grâce à une analyse croisée des articles 61(9), 64(4) et 74(2), le Juge conclut que rien n’empêche textuellement le Procureur de modifier les charges (et donc les actes criminels sous-jacents) une fois le procès entamé lorsque cela est dans l’intérêt de la justice et ne porte pas une atteinte disproportionnée aux droits de la défense. Pour ce faire, il suffit au Procureur de solliciter la modification des charges à la Chambre de première instance qui peut soit prendre elle-même la décision, soit interroger la Chambre préliminaire [Article 64(4) SR]. Si la modification est approuvée, alors l’accusé doit se voir octroyer un délai supplémentaire pour préparer sa défense sur les charges modifiées.

Dans l’affaire Bemba, la procédure suivie par le Bureau du Procureur reposait davantage sur l’ajout d’un certain nombre de nouveaux actes criminels par la divulgation et l’inclusion de documents auxiliaires, que sur une réelle modification des charges. Ces ajouts ont été rendus possibles par un acte d’accusation mentionnant des actes sous-jacents « included but not limited to » pour la plupart des chefs de viols, meurtres et pillages retenus. Si cette pratique a, par le passé, été jugée inadéquate par les juges de la Chambre préliminaire [ici, §80-84], tel n’a pas été le cas en l’espèce et le Bureau du Procureur a pu, à la suite de l’obtention de nouvelles preuves, retenir de nouveaux actes criminels. C’est dans ce cadre que les juges de la Chambre d’appel ont reproché à la Procureure, en l’espèce, de ne pas avoir opté pour une modification concrète de l’acte d’accusation, ce qui aurait assuré une meilleure tenue du procès (et, a fortiori, le respect des droits de la défense). Ils précisent toutefois ne pas souhaiter établir un précédent selon lequel tout acte criminel ajouté ou modifié à la suite de la confirmation des charges requerrait une modification des charges en tant que telle soumise à l’approbation de la Chambre [§114-115]. Le manque d’explications et de précisions de la part des juges est ici regrettable, d’autant que celles-ci auraient été nécessaires… dans quels cas parle-t-on d’une « modification des charges » nécessitant une nouvelle confirmation et dans quels cas s’agit-il d’actes pouvant être ajoutés ou modifiés par le Procureur sans passer par une telle procédure ? Partant,  à quel point l’acte d’accusation initial et soumis à confirmation doit-il être précis ?

Les juges d’appel considèrent que le fait, pour la Procureure, d’avoir en l’espèce retenu les charges de façon si générale n’est pas compatible avec la norme 52 du Règlement de la Cour et insinuent donc qu’il est nécessaire d’offrir un certain niveau de précision au stade de la confirmation [§110]. Cela permet d’assurer le respect des droits de la défense en accordant à l’accusé le droit d’entamer un procès en toute connaissance des charges pesant à son encontre. L’exigence d’une précision trop élevée à ce stade méconnait toutefois la réalité de la poursuite des crimes sexuels internationaux. Pour certains auteur de doctrine (voir par exemple ici), en requérant un tel niveau de précision lors de la confirmation des charges, les juges ont ici établi un standard plus élevé et problématique pour de tels crimes. C’est aussi le point de vue des juges dissidents qui considèrent pour leur part qu’à partir du moment où les actes criminels ajoutés tombent sous la qualification des charges retenues lors de la confirmation, et que ces modifications sont promptement notifiées à l’accusé.e, alors la procédure prévue par le Statut de Rome et le Règlement de la Cour est en pratique respectée [§36 opinion dissidente].

Il serait donc amplement nécessaire que les différentes institutions de la Cour s’accordent sur une procédure à suivre … et s’y tiennent. La Chambre d’appel n’établit ainsi pas nécessairement un standard plus élevé ni une remise en cause fondamentale du rôle de la Chambre préliminaire, mais son silence au fond et l’absence de procédure claire rend encore plus incertaine la poursuite des crimes sexuels.

Mesures « nécessaires et raisonnables » du supérieur hiérarchique

Le Statut de Rome prévoit en son article 28 la possibilité d’engager la responsabilité des supérieurs hiérarchiques pour les crimes commis par leurs subordonnés. Qu’il dispose d’une autorité de jure or de facto, l’article requiert que ledit supérieur ait « pris toutes les mesures nécessaires et raisonnables qui étaient en son pouvoir pour (…) empêcher ou (…) réprimer l’exécution [de crimes] ou pour en référer aux autorités compétentes aux fins d’enquête et de poursuites »[2].

A la lecture de cet article, il ne semble pas attendu des supérieurs qu’ils fassent l’impossible ni même qu’ils parviennent à un quelconque résultat (obligation de moyens et non de résultat). Ils doivent, en revanche, avoir véritablement essayé tout ce qui était en leur pouvoir. Jusqu'à l'affaire Bemba, la majorité des accusés portés devant les tribunaux ad hoc ou la CPI n’avaient pris aucunes mesures concrètes. C’est pourquoi les juges avaient généralement été dispensés d’effectuer un examen approfondi des critères de nécessité et raisonnabilité[3]. En l’espèce, des mesures ayant été prises par l’accusé pour prévenir et réprimer la commission de certains crimes par ses subordonnés, une véritable analyse a pu être conduite : Jean-Pierre Bemba a-t-il « assez fait » ? S’est-il donné suffisamment les moyens d’empêcher la commission des crimes qui lui sont reprochés ?

Pour la Chambre de première instance, la réponse est non. Pour la Chambre d’appel … difficile de savoir. La décision d’acquittement étant principalement basée sur les sept erreurs « sérieuses » relevées dans le premier jugement, les juges d’appel ne semblent pas estimer nécessaire de se prononcer sur la question. Or, cela aurait sans aucun doute apporté un important éclairage pour les affaires à suivre. Alors que les juges d’instance se sont adonnés à l’exercice – utile – de lister les mesures qui auraient pu être considérées comme raisonnables en fonction des pouvoirs que détenaient Bemba [§729 jugement], les juges d’appel se limitent  eux à écarter cette liste en précisant – à raison, certes – qu’elle est trop théorique et ne prend pas en compte les circonstances in concreto du terrain [§7-8 appel]. Une analyse plus approfondie de la part de ces derniers aurait eu le mérite d’avoir une vision plus claire sur ces mesures qui seraient – ou non – « nécessaires et raisonnables ».

Concernant ces mesures, il est par ailleurs intéressant de noter le choix qui a été fait, tant par les juges du fond que par la Procureure, de les envisager « en bloc ». Elles ont en effet été analysées de façon générale, comme une réponse à l'ensemble des charges plutôt qu’à chacune d’entre elles. Or, ce qui est raisonnable et nécessaire dans un cas l’est-il nécessairement dans un autre ? En d’autres termes, peut-on considérer que des mesures visant à empêcher la commission de pillages sont également satisfaisantes pour empêcher la commission de viols ? En l’espèce, les mesures prises par l’accusé tournaient essentiellement autour de la prévention des pillages ou des actes de violence dans leur ensemble. Très peu de discussions, que ce soit de la part du Bureau du Procureur ou de la Chambre de première instance, mentionnent spécifiquement les mesures de prévention ou répression des viols. Or, les violences et crimes sexuels sont rarement le fruit d’une politique claire de la part des commandants mais plutôt celui d’une indifférente tolérance[4]. Afin de prouver que lesdits commandants s’y seraient opposés, il semble donc nécessaire de montrer que des mesures explicites et particulières ont été prises.

Partant, ne serait-il pas plus adapté à la réalité de la commission de certains crimes d’envisager une analyse distincte pour chaque catégorie de crimes? Cet exercice permettrait de mieux comprendre l’ampleur des différents crimes et ce qui est attendu des supérieurs dans leur relation avec leurs subordonnés. Une série de mesures serait potentiellement commune à différents crimes, comme la formation au droit international humanitaire ou le fait de prendre des sanctions disciplinaires ou pénales envers les responsables. Au-delà, toutefois, une analyse spécifique aurait l’avantage de réellement répondre aux critères de « nécessité » et de « raisonnabilité », particulièrement dans le cadre des violences sexuelles. Celles-ci faisant partie intégrante des conflits armés (les exemples ne manquent pas), il devient presque évident que l’absence de position claire et directe prise par un commandant vise à entretenir un climat de tolérance et d’impunité. Cela ne devrait donc pas, par la suite, pouvoir se justifier par le biais de mesures prises afin d’éviter que des pillages (pour suivre l’exemple de l’affaire Bemba) soient commis.

La présente réflexion ne vise pas à se positionner sur la question de savoir si Bemba a ou n’a pas pris les mesures nécessaires, cela relève de la compétence des juges. Elle vise en revanche à se questionner sur certains aspects d’une affaire que l’on pourrait qualifier d’ « occasion manquée ». Tant les juges que la Procureure auraient ainsi pu saisir l’opportunité de distinguer et préciser ce que doivent être ces mesures nécessaires et raisonnables dans le cadre des violences et crimes sexuels. L’affaire Bemba était en effet présentée comme une « première » dans la poursuite de ces derniers et les victimes se préparaient déjà à recevoir des réparations. Il est donc très regrettable – bien que juste – que des erreurs procédurales prennent le dessus sur des analyses juridiques de fond très importantes pour la poursuite de tels crimes[5]. Un meilleur éclairage de la part des juges aurait par ailleurs permis que les mêmes « erreurs sérieuses » ne soient pas commises dans les prochaines affaires impliquant des sévices sexuels.

Alors que le Statut de Rome vient de fêter ses 20 ans, il est essentiel que la Cour pénale internationale fasse un exercice de rétrospection afin de remplir au mieux sa mission, et ce principalement en ce qui concerne les violences et crimes sexuels. Si les efforts de l’Institution quant à la poursuite de tels crimes doivent être soulignés et appréciés, il est réellement essentiel d’adopter une approche adéquate et adaptée à ce type de crimes tout en respectant les droits de la défense et les attentes des victimes. Ce n’est, certes, pas un exercice facile, mais qui doit être au cœur des préoccupations de la Cour dans les prochaines années.

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Les réflexions contenues dans ce billet n’appartiennent qu’à leur(s) auteur(s) et ne peuvent entraîner ni la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de la Chaire de recherche du Canada sur la justice internationale pénale et les droits fondamentaux, de la Faculté de droit de l’Université Laval, de l’Université Laval ou de leur personnel respectif, ni des personnes qui ont révisé et édité ces billets, qui ne constituent pas des avis ou conseils juridiques.

 

[1] Otto Triffterer dir., Commentary on the Rome Statute of the International Criminal Court, Observers’ Notes, Article by Article, Second Edition, C.H. Beck, Munich/Hart, Portland/Nomos, 2008, p. 1180. Voir également les commentaires de Mark Klamberg (ed) en 2017, ici.

[2] L’article requiert notamment deux éléments principaux additionnels que sont l’exercice d’un contrôle effectif sur les responsables des crimes et la connaissance de tels actes.

[3] Dans l’ensemble, les difficultés relatives à la responsabilité du supérieur reposaient sur le lien existant entre ledit responsable et les crimes commis, ou sur la connaissance des faits. Voir par exemple, dans le cadre des violences sexuelles, l’affaire Kajelijeli devant le TPIR.

[4] Gloria Gaggioli, « Les violences sexuelles dans les conflits armés : une violation du droit international humanitaire et du droit international des droits de l’homme » (2014), Revue Internationale de la Croix Rouge, Vol. 96, pp. 85-124, p. 123.

[5] Sur les occasions manquées pour raisons procédurales, voir également le rejet, dans l’affaire Ongwen, des charges de violences sexuelles envers les hommes et les garçons pour apparition tardive au sein du procès. Voir également les commentaires du Centre de justice internationale d’Amnesty International.

 

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