Marie-Laure Tapp
Marie-Laure Tapp est avocate et étudiante à la maîtrise en droit international et transnational à l’Université Laval. Elle détient un baccalauréat en sciences politiques et développement international de l’Université McGill ainsi que des baccalauréats en droit civil et common law, également de l’Université McGill. Elle a effectué son stage du Barreau au sein du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) à Genève et a par la suite œuvré comme coopérante volontaire au Mali pour Avocats sans frontières Canada et au Népal pour le International Institute for Democracy and Electoral Assistance. Elle s’est impliquée auprès la Clinique de droit international pénal et humanitaire de l’Université Laval et agit comme traductrice-superviseure dans le cadre de la traduction de la nouvelle édition du Commentaire de la deuxième Convention de Genève, un partenariat entre l’Université Laval et la Délégation du CICR à Paris. Ses principaux champs d’intérêt (qui sont nombreux) sont le respect et la dissémination du droit international humanitaire et, du côté du droit international pénal, le principe de complémentarité et la compétence universelle. Elle est également très intéressée par le travail d’enquête et de plaidoyer en matière de droits humains. Elle a de plus été impliquée au sein de plusieurs initiatives d’accès à la justice et d’éducation aux droits humains au cours des 10 dernières années.
Il y a deux semaines s’est déroulée à Chicago une cérémonie rendant un dernier hommage à M. Cherif Bassiouni, décédé le 25 septembre. Le triste décès du « père du droit pénal international » a fait l’objet de nombreux hommages et chroniques, y compris par le New York Times, la Cour pénale internationale (CPI), le Guardian, le Washington Post et, bien entendu, par des universités et blogues réputés dans le domaine de la justice internationale.
J’ai eu la grande chance de croiser M. Bassiouni au mois de mai dernier, lors du 17th Specialization Course in International Criminal Law donné au Siracusa International Institute for Criminal Justice and Human Rights[1], un centre de formation et de recherche qu’il a fondé dans les années 1970. Toute nouvelle étudiante que je suis dans le domaine du droit international pénal, je réalisais mal à ce moment l’importance de l’homme qui se trouvait devant moi. Je n’avais pas encore lu d’ouvrages ou d’articles rédigés par lui (il a rédigé des centaines de publications tout au long de sa prolifique carrière, une oeuvre qui « covers virtually every conceivable point that is worth comprehending in the discipline » tel que le décrit The Wire). Étant entourée d’étudiants ayant pour la plupart déjà complété leurs études de 2e cycle en droit international pénal (et pour la plupart bien avancés dans leurs études de 3e cycle), j’ai bien senti un véritable « buzz » autour de M. Bassiouni, frêle en raison de sa maladie, mais tout de même extrêmement généreux de son temps avec tous ces étudiants désirants lui serrer la main et se faire prendre en photo avec lui.
Les professeurs d’université et les chercheurs peuvent être admirés, avec raison, pour leurs pensées, leur savoir, leurs idées nouvelles. Ce qui est par contre ressorti de la majorité des hommages sentis à M. Bassiouni c’est cette volonté et cette habileté (« légendaire ») de jumeler son érudition au côté pratique du droit international pénal, en se rendant par exemple lui-même sur le terrain pour parler aux victimes et collecter des données. Il n’avait pas peur de « walk the talk » comme nos collègues anglophones aiment si bien dire. L’Université DePaul, où il enseignait, a souligné qu’il « believed that he had an obligation to put into pratice what he taught ».
M. Bassiouni n’avait pas non plus peur de dénoncer ouvertement certaines situations, par exemple le comportement de l’armée américaine en Afghanistan, ou de remettre en question les chances de succès de la Cour pénale internationale (CPI), une institution dont la création reposa en grande partie sur son vibrant plaidoyer et sur son rôle-clé lors des négociations qui ont mené à l’adoption du Statut de Rome.
Ce sont ces qualités (qu’il partage d’ailleurs avec ma grande idole Louise Arbour) qui font de lui une personne pour laquelle, bien tard malheureusement, j’ai développé un grand respect. Ces traits furent soulignés par d’autres en des termes touchants, par exemple par le professeur et avocat Dov Jacobs (qui se qualifie lui-même de cynique) qui écrivit que M. Bassiouni « was a great inspirer. His writings have moved generations of scholars and practioners into trying to make a difference. He was the perfect and healthy symbiosis between utopia and realist understanding of our world. »
On l’a en effet décrit comme un fervent partisan du droit naturel, qu’il abordait avec une approche qu’il appelait le « droit de l’humanité » et qui se voulait une réponse à la realpolitik[2]. En effet, derrière ce brouillard de politique qui peut en décourager plus d’un se trouvent des humains, et il importe d’allumer des flambeaux pour ne pas les oublier! Cette humanité commune à tous, dont on doit encore faire un rappel explicite ces jours-ci, aura guidé les actions de M. Bassiouni pendant sa carrière. N’est-ce pas déjà là un héritage essentiel?
Pressenti par certains pour œuvrer en tant que premier Procureur de la CPI, des pressions diplomatiques d’États auxquels il avait déplu ont fait en sorte qu’il n’eut, au final, pas le poste, qui revint à Luis Moreno Ocampo. Certains auront sans doute regretté ce choix au vu des méthodes de travail controversées de M. Ocampo et des actions éthiquement douteuses que ce dernier a posées en lien avec son poste et qui ont récemment fait surface…
Au souvenir de ces étudiants, praticiens et chercheurs de tous horizons qui, lors de ce cours d’été dans une jolie ville italienne, ont débattu, se sont questionnés et ont questionné une Cour et un corpus juridique que beaucoup ont longtemps vu comme une utopie, je prends pleinement conscience de l’importance de figures comme M. Bassiouni. Je compte bien me plonger dès que faire se pourra dans ses écrits afin de trouver à mon tour de l’inspiration dans ses mots, à défaut de pouvoir un jour côtoyer à nouveau ce géant de la justice internationale, un domaine fascinant qui devient, petit à petit, le mien aussi. Merci, M. Bassiouni.
« […] the pursuit of truth and justice requires, among other things, moral courage, at times physical courage, the strength to overcome fear, and fighting off the temptations of reward for ignoring wrongs. It also requires determination, willingness to sacrifice, a sense of honor and dignity, and perseverance when things seem impossible.[3] »
Cherif Bassiouni, 1937-2017
[1] Je remercie d’ailleurs sincèrement le Partenariat canadien pour la justice internationale, dont l’appui financier m’a permis de profiter de cette extraordinaire opportunité d’apprentissage.
[2] L’Université Leiden a également souligné son « extraordinary commitment to the search for justice in the world of Realpolitik » : Honoring Prof. M. Cherif Bassiouni, en ligne : Universiteit Leiden https://www.universiteitleiden.nl/en/news/2017/09/honouring-prof.-m.-cherif-bassiouni. Le Center for Constitutional Rights a pour sa part mentionné que la vaste étendue du travail qu’il a produit chercha à « advance one overarching mission : promoting the humanity of all people in the world » : CCR Mourns the Loss of International Human Rights Champion Prof. Cherif Bassiouni, en ligne : Center for Constitutional Rights https://ccrjustice.org/home/press-center/press-releases/ccr-mourns-loss-international-human-rights-champion-prof-cherif.
[3] M. Cherif Bassiouni, « Bearing Witness » dans Samuel Totten et Steven L. Jacobs, dir, Pioneers of Genocide Studies, New Brunswisk, N.J., Transaction, 2002 315, à la p. 361.