Défis et opportunités dans la lutte contre l’impunité : résumé de la conférence d’Édouard Delaplace
Aurore Le Roy
Aurore Le Roy est actuellement étudiante au baccalauréat en droit (LL.B.) et diplômée du Baccalauréat intégré en affaires publiques et relations internationales (B.A.) de l’Université Laval. Elle a réalisé deux sessions d'étude à l’Institut d’Études Politiques de Lyon (France) et a participé à plusieurs simulations politiques étudiantes dans le monde. Hautement sensibilisée au cours de ses voyages à la nécessité de défendre les droits humains et passionnée par les questions de justice pénale internationale, elle a participé aux activités de la Clinique de droit international pénal et humanitaire en soutenant les travaux du Bureau du Président du Tribunal Spécial pour le Liban à l’hiver 2014 et continue à présent de s’impliquer pour des mandats ponctuels. Par ailleurs, elle donne des ateliers de sensibilisation aux droits dans les écoles secondaires et auprès d’intervenants sociaux avec la Ligue des droits et libertés - section Québec ; et après avoir effectué une recherche dirigée sur l’accès à la justice pénale des autochtones au Québec pour Avocats sans Frontières Canada, elle est actuellement Vice-Présidente aux recherches pour Avocats sans Frontières - Université Laval.
Le mercredi 11 février 2015, le groupe universitaire d’Avocats sans frontières Canada (ci-après « ASFC ») a organisé une conférence offerte par M. Édouard Delaplace, directeur des affaires juridiques pour ASFC, à laquelle une quarantaine de personnes a assisté. Quatre éléments ont été présentés par le conférencier en guise d’introduction.
Premièrement, la lutte contre l’impunité n’est pas un simple exercice théorique puisqu’on parle de victimes de graves violations des droits humains, de gens qui ont souffert, souffrent et vont souffrir encore. Le contact avec les victimes est donc important et la réussite d’actions concrètes auprès de ces dernières apporte une grande satisfaction aux participants de la lutte contre l’impunité.
Deuxièmement, s’il faut s’assurer que les auteurs de violations de droits humains soient jugés et sanctionnés, la lutte contre l’impunité ne renferme pas l’idée de vengeance mais plutôt celle d’exigence de justice, amenant ainsi à des réflexions sur la société future ou encore sur les causes des conflits.
Troisièmement, la lutte contre l’impunité s’inscrit dans un cadre normatif et institutionnel tant national qu’international. Au niveau national, il en va de la responsabilité des autorités judiciaires et politiques nationales de s’assurer que les responsables de violations soient poursuivis soit parce que les crimes ont été commis sur leur territoire, soit en application de la compétence universelle. Au niveau international, on fait plutôt référence à la compétence des tribunaux internationaux.
Quatrièmement, la lutte contre l’impunité doit être considérée également dans une perspective historique car il n’a pas toujours été naturel que les responsables de crimes internationaux soient arrêtés et jugés. M. Delaplace a ainsi donné comme exemple la grande satisfaction procurée par la nouveauté et la réussite, pour l’époque, de l’arrestation d’Augusto Pinochet à Londres en 1998. La lutte contre l’impunité est toutefois encore très jeune et doit être améliorée notamment grâce à une réflexion plus large et plus globale. À cet effet, M. Delaplace a donné l’exemple de l’Espagne qui, s’ils sont peu satisfaisants pour les victimes, s’est remise de 36 ans de dictature franquiste par l’existence de processus transitionnels qui ne passaient généralement pas par la justice.
Les défis de la lutte contre l’impunité
Après avoir mentionné que les défis sont une source d’opportunités d’actions pour ASFC, M. Delaplace a identifié quatre principaux défis dans la lutte contre l’impunité.
Le premier défi réside dans la confiscation politique de la lutte contre l’impunité et de l’exigence de justice. En effet, si l’individu s’est vu reconnaitre une place plus importante en droit international dans les dernières décennies, d’importants obstacles politiques subsistent, tant sur le plan national que sur le plan international. Ainsi, au niveau national, la non ratification par les États des traités internationaux importants en la matière, notamment du Statut de Rome, est un obstacle à l’établissement de la vérité et à la lutte contre l’impunité. La non transposition des dispositions internationales dans les dispositions nationales (empêchant ainsi de les invoquer devant des tribunaux nationaux) et les refus systématiques d’enquêter démontrent quant à eux une interprétation restrictive du principe de compétence universelle et une interprétation extensible de l’immunité des États, qui nuisent à la lutte contre l’impunité. Certains obstacles politiques sont également dus au manque de ressources, comme dans le cadre des poursuites contre Jean-Claude Duvalier en Haïti où il n’y avait qu’un seul juge d’instruction pour une aussi grosse affaire, sans enquêteurs ni assistance particulière. Enfin, la lutte contre l’impunité se heurte à des enjeux politiques majeurs, comme dans le cas du Mali, où l’exigence de justice est confrontée à des questions de réconciliation et de rétablissement de la paix. Au niveau international, un obstacle politique majeur à la lutte contre l’impunité est la faiblesse fondamentale de la Cour pénale internationale, soit le fait qu’elle soit un organe politique du fait qu’elle est hébergée par l’Organisation des Nations Unies.
Le deuxième défi réside dans la confiscation par les juristes de l’exigence de justice. Estimant que peut-être « trop de juristes tuent la justice », M. Delaplace s’est alors expliqué en faisant référence à l’influence néfaste de certains juristes internationaux sur les tribunaux populaires Gacaca du Rwanda. Par ailleurs, la sophistication du droit international comporte le risque que les juristes implantent un système complexe au détriment de la compréhension des systèmes de justice par les victimes. Enfin, mentionnant à titre d’exemple qu’un cas au Tribunal pénal international pour le Rwanda coûte environ 25 millions de dollars, M. Delaplace estime que la justice internationale est moins accessible pour les victimes que la justice nationale ou une forme de justice traditionnelle.
Le troisième défi se retrouve, quant à lui, dans l’acceptation par la population de la lutte contre l’impunité. En effet, s’il nous semble évident, en tant que juristes, que les auteurs de violations doivent être jugés et sanctionnés et que l’exigence de justice est importante, ce n’est pas une idée globalement partagée, notamment dans les pays qui sortent d’une crise. De fait, les victimes ont tendance à préférer prioriser la paix et la sécurité plutôt que la justice, comme en Colombie. Ainsi, l’importance de l’exigence de justice devrait être expliquée à la population - tant aux victimes qu’aux responsables - afin d’éliminer l’idée que la justice s’inscrit dans une logique de vengeance. Plus largement, elle permettrait d’établir les causes du conflit, d’expliquer les débordements de violences afin d’éviter que cela se reproduise et de réfléchir à la société qu’on veut recréer ensemble.
Le quatrième défi est caractérisé par le fait que, face à des crimes de masse, la justice rétributive semble inadaptée, notamment lorsque le conflit a duré plusieurs décennies (comme en Colombie) ou lorsqu’il y a des milliers de responsables (comme au Rwanda).
Les opportunités de la lutte contre l’impunité
M. Delaplace a ensuite identifié trois principales opportunités dans la lutte contre l’impunité.
La première véritable opportunité d’action dans la lutte contre l’impunité est le fait que son cadre normatif soit bien établi. En effet, les instruments pour lutter contre l’impunité existent, tels que la Cour pénale internationale et l’affirmation du principe de compétence universelle. Cela crée une certaine conscience, à la fois chez les responsables de violations du droit international du risque de devoir un jour rendre des comptes, que chez les victimes de leur possibilité de demander justice. À titre d’exemple, dans le cas de la prohibition de la torture, au regard des conventions internationales, c’est une évidence que la torture est une réalité et que les responsables doivent être jugés. D’un point de vue normatif et institutionnel, les instruments sont donc bel et bien présents et représentent une opportunité dans la lutte contre l’impunité, comme le démontre le cas d’Hissène Habré.
La deuxième opportunité se caractérise par le développement d’une nouvelle pratique de la justice : la justice transitionnelle. En effet, la justice rétributive classique est la forme la plus commune de la justice, mais pas nécessairement la plus appropriée. Étant donné que les types de violations sont différents, la lutte contre l’impunité nécessite une réflexion élargissant la palette des possibilités. La justice transitionnelle est donc un processus, une tentative de répondre aux défis mentionnés plus haut et est construite autour de quatre piliers.
Le premier pilier est axé sur le droit de savoir et sur le devoir de vérité. Ainsi, les Commissions vérité et réconciliation ont un effet de catharsis et permettent aux victimes de savoir et de comprendre ce qui s’est passé, pourquoi et comment. La participation et la confrontation des victimes et des auteurs des crimes est essentielle afin que la population globale puisse se retrouver. Aussi, le devoir de vérité comporte un devoir de mémoire afin de se rappeler de ce qui s’est passé, de contrer un risque de négationnisme, et de montrer aux victimes qu’elles n’ont pas été seules dans cette épreuve. Cette appropriation d’une période permet à la justice d’avancer et constitue donc un pilier important de la justice transitionnelle.
Le second pilier est incarné par le défi que représente la justice classique, pénale, rétributive. Cette dernière provoque plusieurs questionnements. Qui va-t-on poursuivre : tout le monde ou seulement quelques uns ? Sur quelle base ? Symétriquement entre les responsables de camps, les responsables politiques et/ou les responsables des groupes rebelles ? Comment va-t-on les sanctionner ? La détention est-elle toujours la solution ? Les victimes peuvent-elles accepter une sanction différente que la détention, telle que le port d’un bracelet électronique ? Que faire une fois que la peine a été purgée, notamment lorsque des criminels de guerre rentrent chez eux après avoir purgé leur peine de prison, si la population globale n’a pas participé à des mécanismes tels que les Commissions vérité et réconciliation ?
Le troisième pilier est le droit des victimes à la réparation. Il va au-delà de l’indemnisation puisqu’il comprend notamment le droit à la réadaptation, avec l’aide de psychologues et d’anthropologues. Il implique aussi une exigence de satisfaction, notamment quant à savoir quel mécanisme conviendrait d’être mis en place pour que les personnes se voient reconnues comme victimes même en l’absence de sanctions pénales à proprement parler contre les auteurs de violations. Ainsi, pour que des commémorations, des demandes de pardon, l’érection de monuments ou encore l’instauration de dates symboliques aient un sens réel, le processus doit être inclusif et participatif. Tant les victimes que les auteurs de violations doivent vouloir participer à ce processus global.
Enfin, le quatrième pilier est le droit à la non répétition. Il implique donc des réformes institutionnelles et législatives afin de construire le futur et éviter qu’un nouveau conflit se reproduise.
En guise de conclusion, la troisième opportunité de la lutte contre l’impunité réside dans la dissémination de ces principes de justice, notamment chez les jeunes juristes. Ces derniers doivent réaliser à quel point ils sont présents en eux et dans les formations diversifiées qui leurs sont proposées. C’est pour eux une évidence que l’individu a sa place en droit international et que des mécanismes à cet effet soient en place, mais ce n’a pas toujours été le cas. Ainsi, c’est leur sensibilité qui fera bouger les choses et avancer la lutte contre l’impunité. Leur plus grand défi sera alors d’apprendre à ne pas travailler qu’avec des juristes afin de réfléchir de manière plus large et plus intégrée pour le bénéfice de tout le monde.
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Ce billet ne lie que la ou les personne(s) l’ayant écrit. Il ne peut entraîner la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de la Faculté de droit, de l’Université Laval et de leur personnel respectif, ni des personnes qui l’ont révisé et édité. Il ne s’agit pas d’avis ou de conseil juridiques.