Meurtres et disparitions de femmes autochtones : une obligation d’enquêter issue (aussi) du droit international
Fannie Lafontaine
Fannie Lafontaine est professeure de droit à la Faculté de droit de l'Université Laval et directrice de la Clinique de droit international pénal et humanitaire.
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Julia Grignon
Julia Grignon est professeure à la faculté de droit de l’Université Laval et Chercheuse à l’Institut de Recherche Stratégique de l’Institut de l’École Militaire (IRSEM). Elle est spécialisée en droit international humanitaire et dirige Osons le DIH !, un développement de partenariat pour la promotion et le renforcement du droit international humanitaire. Elle est codirectrice de la Clinique de droit international pénal et humanitaire.
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Geneviève Motard
Geneviève Motard est professeure à la Faculté de droit de l'Université Laval. Pour plus d'information, consultez son profil.
Véronique Rocheleau-Brosseau
Voyez l’éditorial de La Presse en lien avec ce billet.
Les appels à une enquête publique sur les meurtres et assassinats de femmes autochtones au Canada fusent de toutes parts : les partis politiques fédéraux, les premiers ministres des provinces canadiennes, l'Assemblée des Premières Nations, l’Association des femmes autochtones du Canada et de nombreux autres groupes, dont Amnistie internationale, ont multiplié les plaidoyers en faveur d’une telle enquête. Une marche et une veille pour les femmes autochtones disparues et assassinées ont été organisées samedi le 4 octobre par de nombreux groupes de la société civile.
Il suffit de rappeler les chiffres, colligés dans un rapport de la GRC, pour constater l’ampleur de la catastrophe humaine : il y a eu 1 017 homicides de femmes autochtones entre 1980 et 2012, ce qui représente 16 % des homicides commis contre des femmes au Canada, alors que les femmes autochtones représentaient 4,3 % de population féminine canadienne en 2011. Il y a, de surcroît, 164 femmes autochtones portées disparues en date du 4 novembres 2013, soit 11,3 % du nombre total de femmes disparues au Canada. La disproportion est incontestable et le refus de confronter l’inavouable, déshonorant.
On suppose qu’un gouvernement responsable définit ses politiques notamment sur le fondement de ses obligations internationales. Or, l’obligation d’enquêter sur ces meurtres et assassinats et sur les causes profondes de ceux-ci provient d’un grand nombre de traités internationaux que le Canada s’est engagé à respecter. Des experts internationaux ont appelé le Canada à maintes reprises à agir sur cette question précise. Ces exhortations des experts internationaux ont été passées relativement sous silence dans le débat actuel et nous croyons qu’il est crucial de les rappeler.
D’abord, le Comité des droits de l’homme a précisé qu’en vertu du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, « [l]e fait pour un État partie de ne pas mener d’enquête sur des violations présumées pourrait […] donner lieu à une violation […] du Pacte ». Cette obligation a notamment été soulignée par le Comité dès 2006, alors qu’il demandait au Canada de s’intéresser aux causes profondes du phénomène de violence contre les femmes autochtones et de faire en sorte qu’elles aient accès à la justice.
En 2008, le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes exhortait quant à lui le Canada « à examiner les raisons de l’absence d’enquêtes sur ces affaires de disparition et de meurtre de femmes autochtones et à prendre les mesures nécessaires pour remédier aux carences du système » et à « effectuer d’urgence des enquêtes approfondies » afin de mieux comprendre le phénomène de violence envers les femmes autochtones. Quatre ans plus tard, la Rapporteuse spéciale sur la violence contre les femmes, ses causes et ses conséquences, Rashida Manjoo, rappelait au Canada ce besoin urgent d’enquêter sur les disparitions et les meurtres des femmes autochtones. Le dernier rapport du Comité pour l’élimination de la discrimination raciale en 2012 recommande la même chose et incite le Canada à inclure les femmes autochtones et leurs organisations dans l’élaboration, la mise en œuvre et l’évaluation de programmes pour lutter contre la violence envers celles-ci.
Finalement, dans son rapport de juillet dernier, James Anaya, Rapporteur spécial sur les droits des peuples autochtones, rappelle la situation inquiétante des femmes et des filles autochtones au Canada et recommande au gouvernement fédéral de mettre en place une enquête publique nationale afin d’éclaircir cette situation tout en incluant les peuples autochtones dans le processus.
Fait intéressant, la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées prévoit également des obligations claires d’enquêter sur les disparitions qui sont l’œuvre de personnes agissant sans l’autorisation, l’appui ou l’acquiescement de l’État. Néanmoins, le Canada n’est étrangement pas partie à la Convention, pour des raisons qui ont déjà donné lieu à leur lot de spéculations…
L’obstination à ignorer les appels nombreux et constants des experts internationaux, en plus de constituer des manquements au droit international, participe à la tenue d’un double discours de la part du Canada. Alors que le gouvernement appuie dans de nombreux pays, comme le Guatemala, des mesures visant à prévenir, enquêter et poursuivre les crimes violents à l’égard des femmes, dont le « fémicide », et qu’il se dit convaincu que la justice et les droits fondamentaux sont essentiels à la paix sociale et à la sécurité, il refuse du même souffle d’appliquer la même logique aux graves violations qui se déroulent sur son territoire.
Les femmes, et les femmes autochtones en particulier, paient le prix de l’indifférence et de l’inaction du gouvernement (encore). Le Canada viole ses obligations et risque sa crédibilité sur la scène internationale (encore). Il n’est jamais trop tard pour bien faire. Le Canada doit tenir une commission d’enquête sur les meurtres et disparitions de femmes autochtones au Canada.
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