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L’offensive de l’Union africaine contre la Cour pénale internationale : La remise en cause de la lutte contre l’impunité

Moussa Bienvenu Haba

Moussa Bienvenu Haba est doctorant en droit international à l’Université Laval. Dans le cadre de sa thèse, il travaille sur le rôle des tribunaux hybrides dans la consolidation de la paix dans les pays en transition. Monsieur Haba est titulaire d’une maitrise en droit privé (Université de Conakry) et d’une maitrise en droit international (Université Laval).

Dans le cadre de sa formation à l’Université Laval, M. Haba a participé à plusieurs projets de la Clinique de droit international pénal et humanitaire et de la Chaire de recherche du Canada sur la justice internationale pénale et les droits fondamentaux. Il a également occupé les fonctions d’assistant de recherche et d’enseignement en droit international pénal et en droit international des réfugiés. Il est actuellement chargé du cours de procédure et preuve en droit international pénal.

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Nom de famille: 
Haba
Prénom: 
Moussa Bienvenu
9 December 2013

L’offensive de l’Union africaine contre la Cour pénale internationale :

La remise en cause de la lutte contre l’impunité

Le sommet extraordinaire de l’Union africaine (UA) sur la Cour pénale internationale (CPI) tenu du 11 au 12 octobre 2013 à Addis Abeba, en Éthiopie, semble être l’épilogue d’une relation de plus en plus orageuse entre l’organisation panafricaine et la première juridiction pénale internationale permanente. On a craint le pire, finalement la raison l’a emporté, du moins pour le moment. Les États africains ne se retireront pas du Statut de Rome de la Cour pénale internationale (Statut de Rome). Toutefois, les décisions prises à l’issue de ce sommet préfigurent des lendemains encore nuageux. L’Assemblée de l’UA demande de suspendre les poursuites contre le Président et le Vice-Président kenyans et d’octroyer aux chefs d’État et de gouvernement en fonction, une immunité de juridiction. L’analyse de ces deux principales décisions du sommet sur la CPI peut nous permettre de comprendre certaines méprises et quelques problèmes de fond qui nuisent à la relation entre l’UA et la CPI.

1. L’immunité de juridiction pour les chefs d’États et de gouvernements en exercice

Aucune poursuite ne doit être engagée devant un tribunal international contre un chef d’État ou de gouvernement en exercice ou toute autre personne agissant ou habilitée à agir en cette qualité durant son mandat (Décision UA, para 10 (i)).

Cette décision de l’UA remet en cause l’article 27(2) du Statut de Rome qui consacre la non-pertinence des immunités personnelles pour l’exercice de la juridiction de la CPI. Pour mieux comprendre cette requête de l’UA et ses chances de succès, il importe de relever les véritables raisons de cette demande d’immunité et le fondement juridique du rejet des immunités devant les tribunaux pénaux internationaux (TPI), dont la CPI.

1.1. Les raisons de la demande d’immunité pour les chefs d’États et de gouvernements en exercice

 

Cette décision de l’UA est très caractéristique de l’évolution de ses relations avec la CPI, qui sont passées de l’harmonie à la défiance voire à l’hostilité.

En effet, l’Afrique est le sous-groupe régional le plus représenté à l’Assemblée des États parties de la CPI avec trente-quatre membres. Cet engagement de plus de la moitié des États africains pour la CPI répond aux besoins d’un continent en proie à des conflits récurrents marqués par la perpétration à grande échelle des violations graves des droits de la personne et du droit international humanitaire. Qui plus est, la faiblesse structurelle de la justice en Afrique rend cette adhésion plus que justifiée.

Cependant, la délivrance d’un premier mandat d’arrêt contre Omar Al Bashir, président en exercice du Soudan, pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis au Darfour envenima les rapports entre l’UA et la CPI. Après une démarche infructueuse auprès du Conseil de sécurité des Nations Unies (CS) tendant à obtenir l’application de l’article 16 du Statut de Rome, l’UA décida que ses États membres ne coopèreront pas avec la CPI en ce qui a trait à l’arrestation et au transfèrement du Président Al Bashir. Il s’en est suivi une campagne de dénigrement contre la jeune juridiction. La CPI est alors dépeinte comme un instrument néo-colonialiste. Cette levée de boucliers contre la CPI atteint son paroxysme lorsque devint imminent le premier procès d’un président en exercice, à l’occurrence le Président Uhuru Muigai Kenyatta du Kenya. Il n’est plus question selon certains de cautionner cette chasse raciale, cette justice sélective contre l’Afrique. Mais qu’en est-il réellement de ce supposé « afrocentrisme » de la CPI?

En effet, on reproche à la CPI de ne se concentrer que sur les crimes commis en Afrique. Il est vrai que toutes les situations pendantes actuellement devant la CPI concernent uniquement des pays africains. Mais sur les huit en cause, cinq ont été renvoyées par les États mêmes sur les territoires desquels, des crimes relevant de la compétence de la Cour auraient été commis (Ouganda, République démocratique du Congo [RDC], la République centrafricaine, la Côte d’Ivoire et le Mali). Deux ont été déférées à la Cour par le CS conformément à l’article 13 du Statut de Rome (le Soudan et la Libye), et seulement, une situation (le Kenya) a été ouverte en vertu de la compétence proprio motu du Procureur. Nous voyons donc qu’en grande partie ce sont les États africains qui, de leur propre chef, ont recouru à la CPI ou le CS qui a actionné le mécanisme judiciaire de la Cour en exerçant ses attributions en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies (Chapitre VII). Malgré cette réalité évidente, la CPI souffre de ce préjugé néfaste à son image. La critique d’une CPI concentrée à dessein sur l’Afrique est malheureusement renforcée par la posture éminemment partiale et politique des membres permanents du CS. En effet, on pourrait se demander le pourquoi des renvois des situations du Soudan et de la Libye, à la différence de la Tchétchénie, de Gaza, de l’Égypte, de la Syrie, etc. Toutefois, il nous semble que la CPI n’est pas le forum approprié pour débattre de la réforme du CS, même si elle en subit les conséquences en matière de crédibilité.

Par ailleurs, force est de reconnaître qu’aucune des situations ouvertes devant la CPI et concernant l’Afrique n’est injustifiée. Les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité commis contre le peuple acholi au nord de l’Ouganda principalement par l’armée de résistance du Seigneur (LRA), mais aussi par les forces armées gouvernementales ougandaises heurtent la conscience humaine et méritent une réponse judiciaire. Et que dire des millions de victimes du conflit au Darfour? Pourrait-on, par simple souci d’équilibre régional nier le bien-fondé d’une intervention judiciaire dans le conflit en République démocratique du Congo (RDC) où la conscription et l’utilisation des enfants comme soldats et les violences sexuelles constituent des pratiques communes à toutes les parties au conflit?

Il est en réalité fait un procès d’intention à la CPI. Sinon, quel patient pourrait se plaindre de la fréquence du médecin à son chevet! Loin d’être un acharnement, l’action de la CPI devrait être, au contraire, bénéfique pour l’Afrique dans la lutte contre l’impunité.

La fronde de l’UA contre la CPI participe, plutôt, à un réflexe syndical de chefs d’État qui n’ont pas la conscience tranquille. Une sagesse africaine ne dit-elle pas que seuls les sorciers redoutent la présence de l’exorciste? Les décisions du sommet extraordinaire sur la CPI mettent à nu ce réflexe protecteur des dirigeants africains. Ils veulent être au-dessus des lois. Comme dans l’affaire Al Bashir, l’UA prend le parti des bourreaux et non celui des victimes. Elle s’oppose ainsi frontalement à l’un des objectifs majeurs de sa création : promouvoir et protéger les droits de l’homme et des peuples en Afrique, comme énoncé dans son Acte constitutif (article 3(h)). L’archevêque sud-africain Desmond Tutu fustige cette attitude peu honorable des leaders africains.

En réalité, ce que veulent les dirigeants africains, c’est d’actionner la CPI à des fins politiques. Ainsi, les « self-referals » avaient pour but ultime l’affaiblissement ou l’exclusion des adversaires politiques, comme les rebelles de la LRA en Ouganda, les rebelles de l’Iturie en RDC, les partisans du président déchu Ange Félix Patassé en Centrafrique, les pro-gbagbo en Côte d’Ivoire et les combattants islamistes au nord du Mali. Nous imaginons que si le duo Kenyatta/Ruto n’avait pas remporté les élections présidentielles, leur procès se serait déroulé sans émouvoir l’UA. Ce calcul politique semble avoir déteint sur la crédibilité de Cour en renforçant la perception qu’elle sert de bras séculier des pouvoirs en place.

En outre, la prétendue chasse néo-colonialiste de la CPI n’aurait pas droit de cité, si les États africains avaient initié eux-mêmes des procédures nationales conformément au principe de complémentarité, prévu au paragraphe 10 du Préambule et aux articles 1er et 17(1) (a) du Statut de Rome. Si le Kenya avait poursuivi les responsables des crimes internationaux commis à l’occasion des violences post-électorales de 2007 et 2008, la CPI ne serait pas intervenue. C’est l’absence de procédures nationales contre Kenyatta et Ruto qui a permis la mise en marche de la procédure pénale internationale contre eux. Par ailleurs, sur le plan régional qu’en est-il du projet relatif à l’élargissement du mandat de la Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples au jugement des crimes internationaux? La crédibilité de l’engagement de l’UA de lutter contre l’impunité des crimes graves s’évaluera au rythme de la réalisation de ce projet.

1.2. La non-pertinence de l’immunité personnelle devant les TPI

1.2.1. Les tribunaux pénaux internationaux ad hoc et le tribunal spécial pour la Sierra Léone

 

Les statuts du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) et du Tribunal spécial pour la Sierra Léone (TSSL) ne consacrent pas explicitement la non-pertinence des immunités de juridictions. Ils ne disposent pas de provisions équivalentes à l’article 27(2) du Statut de Rome.

Ces tribunaux ont pourtant inféré cette règle du rejet de la défense de la qualité officielle prévue expressément par leurs statuts[1]. Depuis le Tribunal militaire international (TMI) de Nuremberg[2], elle est une constante dans les statuts des TPI et constitue un principe du droit international[3]. Partant, le TMI de Nuremberg a jugé que la qualité officielle ne pouvait être source ni d’excuse absolutoire ni d’immunité juridictionnelle pour les actes considérés comme criminels par le droit international[4]. Le TPIY a maintenu la même interprétation. Ainsi, dans l’affaire Karadzic, il a été jugé que l’immunité de juridiction est irrecevable devant les TPI, en vertu du droit international coutumier (para 17). Par la même occasion, le TPIY a déclaré inopérants les accords d’immunité conclus avec les diplomates onusiens (para 25). Le TSSL n’a pas dérogé à cette interprétation. En effet, dans l’affaire Taylor, ce dernier a conclu que le statut de chef d’État en exercice de l’accusé au moment de l’initiation des procédures ne l’immune pas des poursuites, à cause du caractère international (très discutable) du tribunal spécial (para 43-53). Ainsi, pour ces tribunaux, la reconnaissance d’une responsabilité individuelle des individus-organes impliquait nécessairement l’absence de toute immunité ratione personae[5].

Par ailleurs, il faut noter qu’en plus de leurs statuts, le TPIY et le TSSL se fondent également sur l’arrêt du 14 février 2002 de la Cour internationale de justice (CIJ) dans l’Affaire relative au  Mandat d’arrêt du 11 avril 2000 (RDC c. Belgique) pour conforter leurs décisions sur le rejet des immunités personnelles. La CIJ, en l’espèce, a établi qu’en vertu du droit international coutumier les immunités personnelles étaient inopérantes devant les TPI, quand bien même elles demeuraient un obstacle procédural aux poursuites nationales (paras 58-61).

1.2.2. La CPI

 

L’article 27(2) du Statut de Rome consacre une avancée majeure dans les instruments juridiques relatifs au droit international pénal. Il opère une clarification sur deux principes voisins, mais distincts. Il s’agit de l’irrecevabilité de la défense de qualité officielle (article 27(1)) concernant la responsabilité pénale et de la non-pertinence des immunités personnelles (article 27(2)) relatives à l’exercice de la juridiction de la Cour. Ainsi, en vertu du caractère conventionnel du Statut de Rome, les États parties procèdent à une renonciation aux immunités qui auraient pu entraver l’action de la Cour. Leur adhésion au Statut de Rome constitue un engagement solennel à ne pas limiter intuitu personae l’exercice de la juridiction de la CPI. Ainsi, l’éventuel refus du gouvernement du Kenya, État partie au Statut de Rome, d’autoriser le Président Kenyatta à subir son procès à la CPI violerait le principe pacta sunt servanda, consacré à l’article 26 de la Convention de Vienne sur le droit des traités.

En outre, pour la CPI le rejet des immunités personnelles s’applique même aux États non-parties au Statut de Rome lorsque des situations les concernant sont déférées par le CS. C’est ainsi que, relativement à l’immunité d’Al Bashir, la Cour a conclu que les fonctions du suspect en tant que chef d’un État non-partie au Statut de Rome n’ont pas d’incidence sur la compétence de la Cour (para 41-45). La CPI soutient que le renvoi par le CS implique une acceptation par celui-ci que l’enquête et toutes les poursuites relatives à la situation seront soumises au cadre conjointement défini par le Statut, les Éléments des crimes et le Règlement (para 45).

Enfin, il faut relever les difficultés de mise en œuvre de l’article 27(2) quant à l’arrestation et au transfert des suspects. L’article 27(2) semble entrer en conflit avec l’article 98 du Statut de Rome. Les cas de non-coopération du Tchad et du Malawi dans l’affaire Al-Bashir mettent en exergue ce dilemme pour les États parties, résultant de l’adéquation entre les obligations imposées par le Statut de Rome et celles relatives aux immunités en droit international.

1.3. La possibilité d’amender l’article 27:2 du Statut de Rome

 

L’UA, dans sa décision, a invité ses membres parties au Statut de Rome à présenter des amendements en vertu de l’article 121 de celui-ci.

En effet, une proposition d’amendement de l’article 27(2) du Statut de Rome serait effectivement soumise à l’article 121 qui régule les amendements aux dispositions n’ayant pas un caractère institutionnel (article 122) et les amendements faits en dehors d’une procédure de révision du Statut (article 123). Sans nous attarder sur toutes les formalités en l’espèce, il est judicieux de noter que depuis le 1er juillet 2009, tout État partie peut en tout temps proposer des amendements au Statut (article 121(1)). L’adoption d’une proposition d’amendement est soumise au vote positif des 2/3 des États parties, à défaut de consensus (article 121(3)). Enfin, l’entrée en vigueur de l’amendement adopté est soumise à la ratification ou l’acceptation des 7/8 des États parties (article 121(4)).

Il ressort de ces quelques règles que la volonté de l’UA de modifier l’article 27(2) du Statut de Rome peut s’avérer une tâche ardue. En effet, il faudrait en plus des trente-quatre membres africains, obtenir le vote d’au moins quarante-sept autres États parties. Le caractère de principe du droit international de cette norme rendrait très peu probable l’adhésion des autres États parties à la proposition des États de l’UA. Rappelons que l’article 27 du Statut de Rome avait promptement fait l’objet d’accord au moment de son adoption. Elle ne fut pas l’une des provisions les plus discutées à la conférence diplomatique de Rome, à l’occasion de laquelle fut négocié et adopté le Statut de Rome.

En outre, une telle proposition irait à l’encontre du but même du Statut de Rome qui consiste, comme énoncé dans son préambule (para 4), à lutter contre l’impunité des crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale. Désormais, quel qu’il soit, nul n’est à l’abri des poursuites relatives aux crimes relevant de la compétence de la CPI[6], tel est l’engagement pris par les États en instituant un tribunal pénal international permanent. Il nous apparaît très difficile d’obtenir un consensus aux fins d’exclure une catégorie d’individus de la compétence de la Cour. Un tel revirement pourrait exposer ces États, supposés plus démocratiques que la plupart des États africains, à leurs opinions nationales. C'est ce que semble confirmer les résolutions de la douzième session de l'Assemblée des États parties au Statut de Rome tenue du 20 au 28 novembre 2013. Les tentatives africaines pour obtenir un amendement de l'article 27(2) n'ont pas eu de suites favorables.

2. La suspension des poursuites en cours contre le Président et le Vice-Président du Kenya

Demander la suspension des procès du Président Uhuru Kenyatta et de son Vice-Président William Samoe Ruto, qui sont les dirigeants en exercice du Kenya, jusqu’à la fin de leur mandat (Décision UA, para 10 (ii)).

Qu’il s’agisse du cas d’Al Bashir ou de Kenyatta et Ruto, l’UA avance le même argument : les procédures à leur encontre devant la CPI constituent une menace pour le processus de paix, de stabilisation et de réconciliation dans leurs pays respectifs. C’est pourquoi l’UA demande au CS de suspendre les procédures en cours à la CPI à l’encontre du Président Kenyatta et du Vice-Président Ruto. Pour une meilleure compréhension des effets de cette seconde décision sur les relations entre l’UA et la CPI, nous allons analyser le pouvoir suspensif du CS prévu à l’article 16 du Statut de Rome et son applicabilité à la situation du Kenya.

2.1. Le pouvoir suspensif du CS

 

L’article 16 du Statut de Rome touche à la question épineuse de la « relation inconfortable » entre le CS, organe politique, et la CPI, organe judiciaire indépendant[7]. Il reconnaît au CS agissant en vertu du Chapitre VII, le pouvoir de suspendre pour douze mois renouvelables les enquêtes et les poursuites de la CPI. Cette disposition est le fruit d’un compromis (dit de « Singapour ») extrêmement difficile intervenu à la suite de très longues et intenses discussions dont le but était d’articuler l’action de la Cour avec la responsabilité principale de maintien de la paix et de la sécurité internationales dévolue au CS par la Charte des Nations Unies[8]. L’idée principale était que d’éventuelles actions de la Cour n’entravent pas la négociation et la conclusion d’un accord de paix, par la délivrance et l’exécution simultanées de mandats d’arrêt à l’encontre de ceux-là mêmes dont la signature au bas de tels accords était recherchée[9]. L’article 16 du Statut de Rome est également la reconnaissance explicite de la double nature de la relation entre la paix et la justice : exigences a priori complémentaires et alliées, mais qui peuvent se révéler contradictoires lorsqu’elles sont mises en œuvre de manière concomitante[10].

Il faut toutefois reconnaître que le pouvoir suspensif du CS doit être interprété restrictivement et utilisé de manière exceptionnelle, car soumis aux conditions du Chapitre VII et aux conditions propres à la CPI[11]. Le recours à l’article16 doit être justifié par le maintien ou la restauration de la paix et de la sécurité internationales, ce qui veut dire que le CS doit normalement démontrer que la suspension des enquêtes ou des poursuites contribuerait à l’objectif poursuivi par le Chapitre VII[12]. En outre, le Procureur pourrait être fondé à contester devant les Chambres la légalité de la résolution du CS[13]. Enfin, pour assurer une bonne administration de la justice à la fin de la suspension, il devrait être possible d’établir des mesures préventives qui, en l’espèce, assureraient la préservation des preuves et la protection des témoins et des victimes participant à la procédure[14].

2.2. La mise en œuvre de l’article 16 du Statut de Rome

2.2.1. Le recours controversé à l’article 16 par le CS

 

L’application de l’article 16 du Statut de Rome est l’un des éléments du contentieux qui oppose la CPI à l’UA. Dès l’annonce publique de la requête du Procureur de la CPI aux fins de délivrance d’un mandat contre le Président Al Bashir, l’UA a demandé au CS de suspendre l’action de la Cour qui, selon elle, était de nature à saper les efforts de paix au Darfour. Cette requête a été constamment renouvelée sans obtenir de suite favorable. En conséquence, l’UA a demandé à ses États membres de ne pas coopérer avec la CPI pour l’arrestation et le transfert du Président soudanais. Cette défiance de l’UA à l’égard de la CPI est naturellement consécutive à l’usage non uniforme de l’article 16 par le CS.

En effet, le CS a adopté des résolutions empêchant toute enquête et toute poursuite de la CPI contre les actions et omissions éventuelles du  personnel militaire des États non-parties à la CPI participant aux missions des Nations Unies[15]. Cette utilisation manifestement illégale de l’article 16 renforce davantage les craintes de ceux qui étaient opposés à toute subordination de la CPI au CS. En l’espèce, il n’y a pas de menace à la paix, sauf à supposer que les poursuites éventuelles contre des Casques bleus devant la CPI menaceraient la paix et la sécurité internationales[16]. En outre, la résolution est générale, ne vise pas une situation particulière, mais toute situation dans le monde impliquant les missions des Nations Unies[17]. Enfin, elle est sélective, car visant à exclure du champ de la CPI, les seuls nationaux des états contributeurs non parties à la Cour[18]. De façon plus subtile, sans invoquer explicitement l’article 16 du Statut de Rome, certaines résolutions du CS sur les missions de paix[19] prévoient l’exclusion de la compétence de la CPI à l’égard des  ressortissants des États contributeurs non-parties à la Cour. Ceux-ci sont soumis exclusivement à la seule juridiction des tribunaux de leurs pays d’origine, excluant par la même occasion la compétence de l’État territorial.

Ainsi, par le manque de cohérence que le CS semble démontrer dans l’application de l’article 16, il renforce l’idée que les prérogatives qui lui sont dévolues par le Statut de Rome servent à assoir la suprématie des membres permanents et de leurs alliés, ce qui accessoirement crée une défiance à l’égard de la CPI.

2.2.2. L’application de l’article 16 aux procédures contre les dirigeants kenyans

 

L’UA a demandé au Kenya de faire une requête au CS aux fins de la suspension des procédures en cours contre ses dirigeants. Cette requête serait soutenue par les États membres de l’UA. Les démarches ont effectivement été effectuées au CS. Mais une nouvelle fois, la requête africaine n'a pas recueilli les soutiens nécessaires pour être adoptée.

2.2.2.1. L’analyse des poursuites contre Kenyatta et Ruto

Le 31 mars 2010, la Chambre préliminaire II a autorisé le Procureur à ouvrir une enquête sur les violences post-électorales survenues en 2007 et en 2008 au Kenya. À la suite de son enquête, le Procureur a obtenu de la Chambre préliminaire II des citations à comparaître contre les sieurs Kenyatta et Ruto, le 8 mars 2011, pour des chefs de crimes contre l’humanité. Les charges ont ensuite été confirmées contre Kenyatta et Ruto, le 23 janvier 2012. Le procès de Ruto a débuté le 10 septembre 2013 et celui de Kenyatta, prévu initialement pour le 12 novembre 2013, a été reporté au 5 février 2014. L’objet de la demande de suspension de l’UA serait donc les procès contre Ruto et Kenyatta.

En effet, selon les termes mêmes de l’article 16 du Statut de Rome, le CS peut suspendre des poursuites devant la CPI. Pour certains auteurs, cela veut dire que le CS peut interrompre les poursuites aussi longtemps qu’un jugement définitif, c’est-à-dire une décision qui n’est plus susceptible de recours, n’a pas été rendu, ce qui peut aller jusqu’au prononcé d’un arrêt de la Chambre d’appel[20]. En outre, le CS peut viser l’interruption de poursuites relatives à des affaires spécifiques dans le but d’atteindre l’objectif poursuivi par le Chapitre VII[21]. Étant en phase de procès, les poursuites contre Ruto et Kenyatta pourraient donc tomber sous l’autorité de l’article 16. Toutefois, la suspension des poursuites doit être justifiée par le maintien ou la restauration de la paix et de la sécurité internationales.

2.2.2.2. L’exigence du maintien ou de la restauration de la paix

Le second obstacle que doit passer la requête de l’UA est de prouver que la suspension des poursuites en l’espèce contribuerait au maintien ou à la restauration de la paix et de la sécurité internationales. A contrario, il faudrait donc justifier que le défaut de suspension pourrait conduire à une menace ou une atteinte à la paix. Pour cette fin, l’UA avance deux arguments. Premièrement, les poursuites contre Ruto et Kenyatta risquent d’entraver la mise en œuvre intégrale de l’Accord national de 2008 et de compromettre le règlement des problèmes qui sont à l’origine des violences post-électorales. Deuxièmement, le Kenya étant à l’avant-garde de la lutte contre le terrorisme dans la corne de l’Afrique, les poursuites engagées contre le Président et le Vice-président détourneront leur attention de leurs responsabilités constitutionnelles, y compris les affaires de sécurité nationale et régionale, et les empêcheront de les assumer.

En effet, il s’avère très difficile de définir avec précision les critères permettant de déterminer une menace ou une atteinte à la paix et à la sécurité internationale, le CS jouissant en l’espèce d’un pouvoir discrétionnaire. Il est cependant important de procéder au cas par cas. Il faut éviter l’amalgame entre l’affaire Al Bashir et les affaires Kenyatta et Ruto. Certes, il est logique de redouter que l’application de l’article 16 soit perçue comme un signal d’encouragement aux actuels ou futurs auteurs des crimes internationaux. Cependant, il serait également hasardeux et dangereux de laisser des réalités autres que celles du Kenya influencer la décision du CS. Est-ce que la continuation des procédures devant la CPI replongerait le Kenya, voire toute la région dans l’instabilité? Telle est l’interrogation à laquelle doivent répondre les membres du CS. Tenir compte des réalités particulières du pays et de la région aiderait à mieux déterminer la marche à suivre.

En effet, le recours à l’article 16 doit être exceptionnel. C’est pourquoi, pour nous, le processus de réconciliation et de stabilisation en cours au Kenya ne saurait justifier une suspension des poursuites contre les dirigeants kenyans. La CPI, dans la situation du Kenya, mène les poursuites contre les responsables des deux camps impliqués dans les affrontements inter-ethniques consécutifs à la crise post-électorale de 2007 et 2008[22]. Cette politique impartiale de la Cour contribue plus à baisser les antagonismes qu’à les exacerber. L’action de la CPI est en faveur de la réconciliation, car en stigmatisant les instigateurs présumés des crimes, elle permet aux différentes communautés ethniques de rétablir leurs liens séculaires sur des bases saines. Ainsi, il est peu imaginable, que les procès de Kenyatta et de Ruto puissent conduire à des conflits ethniques entre des communautés qui partagent le sort, de voir leurs congénères jugés à la CPI. La communauté internationale devrait résister à tomber dans le piège des dirigeants kenyans (Kenyatta et Ruto) qui se sont sciemment alliés pour déjouer la CPI. Il ne faudrait pas cautionner cette solidarité dans le mal et cette instrumentalisation de la crainte d’une reprise du conflit qui pourrait inspirer d’autres dirigeants du continent africain.

En outre, pour nous, la lutte contre le terrorisme international ne saurait justifier, également, la suspension des procès de Kenyatta et Ruto. Certes, le rôle du Kenya dans la lutte contre le terrorisme islamiste, incarné par le mouvement Al shabaab, dans la région de la corne de l’Afrique et l’ampleur de l’attaque du centre commercial de Westgate à Nairobi justifient le renforcement du leadership de l’exécutif kényan pour relever le défi posé par le terrorisme islamiste. Et dans cette logique, les séjours prolongés des deux principaux leaders de l’exécutif kenyan pourraient causer quelques dysfonctionnements. Toutefois, il faut mentionner que le Kenya est tout de même un des pays les plus stables en Afrique sur le plan institutionnel. Aussi, l’exécutif ne saurait se réduire au Président et au vice-président. Les absences momentanées du président et du vice-président peuvent être comblées par les ministres responsables de la défense et de la sécurité.

Par ailleurs, il nous apparaît très simpliste de fonder une demande de suspension sur une menace aussi imprévisible que la menace terroriste. En notre connaissance, le président Kenyatta était bien aux commandes de son pays, et non à La Haye, lorsque l’attaque du Westgate a eu lieu. Ce qui n’a pas empêché des manquements dans le système de sécurité nationale du pays. En fait, plusieurs pays sont aujourd’hui sous la menace du terrorisme international, mais cela suffit-il pour justifier un recours à l’article 16 du Statut de Rome lorsque leurs dirigeants sont l’objet d’enquête ou de poursuite par la CPI? En l’espèce, il est difficile de défendre que les poursuites constituent une menace à la paix et à la sécurité internationales. Encore une fois, les autorités kenyanes font une surenchère en utilisant leur rôle de leader dans l’est de l’Afrique où l’instabilité presque chronique de la Somalie est un facteur de déstabilisation régionale. Accorder une suspension sur ce fondement serait un précédent dangereux. En effet, la menace terroriste étant toujours latente et les attaques souvent imprévisibles, on pourrait pendant longtemps justifier un renouvellement de la suspension. Les États-Unis ne sont-ils toujours pas sous la menace d’Al Qaeda douze ans après les attentats du 11 septembre 2001? Et même après la mort de Ben Laden, le chef de ce mouvement islamiste. La suspension des poursuites pour ce type d’arguments pourrait s’apparenter à une forme d’immunité personnelle pour les chefs d’État et de gouvernement en exercice, ce que le Statut de Rome, pourtant, rejette.

Pour nous, l’accommodation des fonctions exceptionnelles des accusés kenyans avec leur procès à la CPI doit être résolue au sein de la CPI et non par un recours au pouvoir suspensif du CS qui ne peut être justifié que par le maintien ou la restauration de la paix et de la sécurité internationales. C’est d’ailleurs la voie que semblent suivre désormais les États africains parties au Statut de Rome. En effet, pour tenir compte de leurs réclamations, l’Assemblée des États parties au Statut de Rome vient d’adopter certains amendements au Règlement de procédure et de preuve en vue de tenir compte de la situation particulière de certains accusés. Il est désormais prévu la possibilité pour un accusé d’être « présent » à son procès à travers l’utilisation de la vidéo-conférence (page 3). En outre, l’exemption de présence continue au procès pour les accusés exerçant des fonctions au plus haut niveau de l’État est maintenant formellement prévue (page 4). Même si ces mesures exceptionnelles sont soumises à l’appréciation des juges, elles constituent des pistes de solutions pour atténuer les risques de conflit entre la CPI et l’UA.

Conclusion

 

La relation difficile entre la CPI et l’UA semble être nourrie par la mauvaise foi de certains dirigeants africains, qui par des voies détournées veulent remettre en cause l’engagement pris par le continent africain de lutter contre les crimes les plus graves. Les farouches adversaires de la CPI en Afrique mettent en avant les principes de souveraineté, d’immunité pour affaiblir la Cour, en dépit de l’obligation d’exécution de bonne foi des traités à laquelle sont astreints les États africains qui ont ratifié le Statut de Rome. Les décisions du sommet de l’UA sur la CPI constituent une énième tentative de mise en coupe réglée de la CPI. Heureusement, pour la lutte globale contre l’impunité des crimes internationaux les deux décisions phares de ce sommet ont peu de chance de se matérialiser. Toutefois, cette offensive de l’UA contre la CPI a permis de confronter les positions et favoriser quelques amendements qui pourront s’avérer déterminants dans le bon fonctionnement de la CPI.

 

Ce billet ne lie que le(s) personne(s) l’ayant écrit. Il ne peut entraîner la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de la Faculté de droit, de l’Université Laval et de leur personnel respectif, ni des personnes qui l’ont révisé et édité. Il ne s’agit pas d’avis ou de conseil juridiques.

 

[1] Statut du tribunal pénal international pour l’Ex-Yougoslavie, Rés CS 808 (1993), Doc off CS NU, 1993, 3175e séance, Annexe, Doc NU S/RES/808, art. 7:2; Statut du tribunal pénal international pour le Rwanda, Rés CS 955 (1994), Doc off CS NU, 1994, 3453e séance, annexe, Doc NU S/RES/955, art. 6 : 2; Statut du tribunal spécial pour la Sierra Léone, Annexe de l’accord entre l’Organisation des Nations Unies et le gouvernement sierra-léonais sur la création d’un tribunal spécial pour la Sierra Léone, 16 janvier 2002, conformément à la résolution 1315 du Conseil de sécurité, Rés CS 1315, Doc off CS NU, 55e sess, 4186e séance, Doc NU S/Res1315 (2000), art 6 : 2.

[2] Statut du tribunal militaire international, Annexe de l’accord concernant la poursuite et le châtiment des grands criminels de guerre des puissances européennes de l’Axe, 8 août 1945, 82 RTNU 279, art. 7.

[3] Principes du droit international consacrés par le statut du tribunal de Nuremberg et dans le jugement de ce tribunal, 1950, Principe III, reproduit dans Annuaire de la Commission du droit international, vol II, New York, 1950, à la p 192.

[4] Tribunal Militaire International, Procès des grands criminels de guerre devant le Tribunal Militaire International, tome I, Nuremberg, 1947, à la p 235.

[5] Éric David, Éléments de droit pénal international et européen, Bruxelles, Bruylant, 2009, aux para 101-103.

[6] William Bourdon, La Cour pénale internationale : le statut de Rome, Paris, Éditions du Seuil, 2000, à la p 122.        [Bourdon].

[7]Hala El Amine, « article 16 : Sursis à enquêter ou à poursuivre » dans Julian Fernandez et Xavier Pacreau, dir, Statut de Rome de la Cour pénale internationale : commentaire article par article, Paris, Pedone, 2012, 669, à la p 670. [Hala El Amine].

[8]Bourdon, supra note 6 à la p 90.

[9] Ibid.

[10] Ibid à la p 91.

[11]Luigi Condorelli et Santiago Villalpando « Referral and deferral by the security council» dans  Antonio Cassese, Paola Gaeta et John R.W.D. Jones, dir, The Rome statute of the international criminal court: A commentary, Volume I, New York, Oxford University Press, 2002, 627, aux para  646-647. [Condorelli et Villalpando]

[12] Ibid  à la p 647.

[13] Williams A. Schabas, The international Criminal Court: A commentary on the Rome Statute, New York, Oxford University Press, 2010, à la p 332. Voir aussi Condorelli et Villalpando, supra note 11, à la p 648.

[14] Hala El Amine, supra note 7 à la p 677.

[15] Rés CS 1422, Doc off CS NU, 2002,4572e séance, Doc NU S/Res 1422 et Rés CS 1487, Doc off CS NU, 2003, 4772e séance, Doc NU S/Res 1487.                    

[16] Jean-Baptiste Jangène Vilmer, Pas de paix sans justice? Le dilemme de la paix et de la justice en sortie de conflit armé, Paris, SciencesPo. Les Presses, 2011, aux para 223-224.

[17] Ibid.

[18] Ibid.

[19] Rés CS 1497, Doc off CS NU, 2003, 4803e séance, Doc NU S/Res 1497;  Rés CS 1593, Doc off CS NU, 2005, 5158e séance, Doc NU S/Res 1593.

[20] Éric David, La Cour pénale internationale, La Haye, recueil de cours de l’Académie de droit international de La Haye, Volume 313, 2005, à la p 357.

[21] Condorelli et Villalpando, supra note 11, à la p 647.

[22] Le conflit post-électoral a opposé les partisans du  Party of National Unity (auquel appartenait Kenyatta), majoritairement des ethnies kikuyu, kamba et kisii et les partisans de l’Orange Democratic Movement (auquel appartenait Ruto), majoritairement des ethnies Luo, Luhya et Kalenjin. Voir Human Rights Watch, “Turning Pebbles : Evading accountability for post-election violence in Kenya, 2011,  aux p 12-13. En ligne :<  http://www.hrw.org/sites/default/files/reports/kenya1211webwcover_0.pdf  > (consulté le 04 décembre 2013).

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