Les Chambres africaines extraordinaires : compétence, définition des crimes, modes de responsabilité et participation des victimes
Raymond Ouigou Savadogo
Raymond O. Savadogo détient un Baccalauréat en droit avec distinction (major de promotion), une maitrise en droit international et transnational avec distinction et il a servi à titre de Professionnel de recherche et d’assistant d’enseignement en droit international pénal à la Faculté de droit de l’Université Laval. Ancien étudiant de l’Université Libre de Bruxelles (ULB) et de l’Université Catholique de l’Afrique de l’Ouest (Bobo Dioulasso-Burkina Faso), il est intervenu à la Cour pénale internationale comme membre pro bonodu Conseil de la défense de Callixte Mbarushimana jusqu’à sa mise en liberté. Par le biais de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, il a également servi comme travailleur contractuel des Outils juridiques de la Cour pénale internationale et a assisté le Conseil des victimes devant les Chambres africaines extraordinaires instituées au sein des tribunaux sénégalais pour juger l’ancien Président tchadien, Hissène Habré. Devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda, il a agi à titre d’assistant du Conseil de la défense de Callixte Nzabonimana de même que du Conseil de la défense des personnes acquittées, à savoir André Ntagerura, Jérôme Clément Bicamumpaka, Gratien Kabiligi et Casimir Bizimungu aux fins de leur réinstallation dans des pays d’accueil. Reçu en 2010 comme stagiaire au Centre pour la gouvernance démocratique (CGD) et engagé plus tard comme « enquêteur terrain associé » pour une étude Afrobaromètre sur l’éducation citoyenne à la démocratie et aux droits humains, Raymond est passionné du droit international pénal, du droit international humanitaire et du droit international des droits de la personne. Il est aussi récipiendaire de plusieurs honneurs et distinctions et a également représenté l’Université Laval à la 25ème édition du Concours international de droit international humanitaire (Concours international Jean Pictet) qui s’est tenue en Thaïlande en mars 2013. Sa thèse de doctorat portera sur la poursuite des crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide devant les juridictions africaines. Suivez-le sur Twitter : @raysava.
Le Sénégal a-t-il violé son obligation internationale au regard de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains, ou dégradants (« Convention contre la torture ») ? Saisis sur cette question, les juges de la Cour internationale de justice se sont livrés à l’analyse de la substance de l’obligation erga omnes partes qui « est due à un groupe d’États », en l’espèce, les États membres de la Convention contre la torture. Faut-il le rappeler, cette obligation se différencie de l’obligation erga omnes qui elle est destinée à « la Communauté internationale dans son ensemble » comme cela a été précisé dans la célèbre affaire Barcelona Traction (p 32) et repris en 2001 à l’article 48 (1) (b) du Projet d’article sur la responsabilité de l’État pour un fait internationalement illicite (pp 343-49). À ce questionnement, ils y ont répondu par l’affirmative et partant, ont décidé à l’unanimité que « [l]a République du Sénégal doit, sans autre délai, soumettre le cas de M. Hissène Habré à ses autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale, si elle ne l’extrade pas » [nos italiques]. Il s’agit là d’une conclusion qui a laissé plus d’un perplexe, voire sceptique. Les juges avaient-ils véritablement tranché le différend qui opposait la Belgique au Sénégal ? Que devait-on entendre par « sans autre délai », étant donné que cet « interminable feuilleton politico-judiciaire », pour reprendre les propos de Desmund Tutu, est long et vieux de plus de deux décennies ?
Chemin faisant, l’on s’est très vite aperçu qu’on a eu tort; tort de n’y avoir pas cru, car seulement quelques mois après l’arrêt rendu par la Cour internationale de justice, poursuivre Hissène Habré devant les juridictions sénégalaises deviendra une réalité. Ce signal est dorénavant marqué par la mise sur pied des Chambres africaines extraordinaires au sein des tribunaux sénégalais. Techniquement et de nos jours, il ne reste qu’une phase d’instruction prévue pour durer 15 mois et au cours de laquelle le Procureur préparera son réquisitoire qu’il soumettra aux juges d’instruction aux fins d’enquêtes pour qu’on puisse assister à un début véritable du procès. D’ores et déjà, il convient de se poser des questions sur les domaines de compétence, les définitions non seulement des crimes, mais aussi des modes de responsabilité ainsi que la place qu’occupe la victime devant ces Chambres extraordinaires. Pour l’honorable Schabas, « [it is] something that must be without precedent in the annals of international criminal law and, indeed, in the annals of law : a national tribunal created by one State with exclusive jurisdiction over acts perpetrated in another State ». Mais qu’est-ce à dire ?
1. Les domaines de compétence des Chambres africaines extraordinaires
Puisqu’elles constituent le « benjamin » dans la belle famille des juridictions pénales « internationales », il convient de spécifier les limites et les cadres dans lesquels ces Chambres doivent exercer leur juridiction pour restructurer et réorienter certains débats. Un tribunal « de l’Union africaine » basé au Sénégal, pour poursuivre des violations graves commises au Tchad; qu’en est-il réellement ?
D’un point de vue temporel, les articles 1 et 3 (1) du Statut (ci-après « Statut » ou « Statut des Chambres ») édictent que ces Chambres ont exclusivement compétence si les crimes sont commis « entre le 7 juin 1982 et le 1er janvier 1990 ». À quoi ce pourtour temporel correspond-il ? Dit autrement, des violations graves n’ont elles été commises qu’à partir du 7 juin 1982 et ont ipso facto pris fin le 1er janvier 1990 ? Une réponse par l’affirmative est, de mon point de vue, imprudente. Pour preuve et à titre d’exemple, Human Right Watch a rapporté qu’à la seule fin de l’année 2006, plus de 300 civils ont été tués; certains « ont été victimes de crimes graves tels que meurtres, viols et violences sexuelles, le pillage de leurs biens et autres exactions ». Certaines de ces attaques, poursuit-il, « ont été menées par des milices […], mais nombre des atrocités ont été commises par des groupes armés tchadiens qui ont choisi leurs victimes en raison de leur appartenance ethnique » (p 83). Dans l’est du Tchad, ce sont les milices qui font la loi. Les violences intercommunautaires y sont longtemps devenues monnaie courante. Qui plus est, dans un autre rapport daté de juillet 2007, Human Right Watch a méticuleusement examiné, à travers entre autres des interviews d’officiers supérieurs et des enfants mobilisés, la manière dont des enfants soldats sont recrutés dans les rangs non seulement de l’armée tchadienne, mais aussi des forces rebelles. Ces illustrations ne sont qu’une goute d’eau dans le vase des violations graves qui pourtant sont exclues du domaine de compétence temporelle des Chambres extraordinaires. Alors, pourquoi avoir choisi de « coiffer » la compétence de ces Chambres dans cet intervalle spécifique alors même que cet intervalle n’a pas un reflet différent inhabituel qui serait de visu frappant en termes de violations graves ? Plusieurs raisons peuvent être avancées, mais la principale, de mon point de vue, est politique. Politique, parce que cet intervalle correspond au règne sans partage de Hissène Habré, donc de l’ennemi; politique, parce qu’il serait utopique, voire irréaliste de concevoir le fonctionnement de ces Chambres sans la coopération du gouvernement tchadien en place; coopération qui aurait vraisemblablement été mise à mal si la compétence de ces Chambres couvrait les crimes commis après 1990, année à partir de laquelle le pouvoir actuel est arrivé aux manettes. En toute évidence, ni la levée d’immunité, encore moins l’appui non seulement financier, mais aussi opérationnel en terme de réunion des éléments de preuve, n’aurait pu être possible.
D’un point de vue territorial, ces Chambres sont compétentes si les crimes sont commis au Tchad (article 1 du Statut). Les crimes, insiste l’article 3 (1) du Statut des Chambres, doivent être commis « sur le territoire tchadien ». Cette disposition est d’une importance capitale à deux égards. D’un côté, quiconque connaît la situation au Tchad sait que des graves violations, notamment celles commises à l’est, sont en partie des violations transfrontalières attribuables aux « janjawids » du Darfour. Comme l’a précisé avec justesse Human Right Watch « [l]es gouvernements tchadiens successifs, y compris le président tchadien en exercice Idriss Déby, sont arrivés au pouvoir grâce à des campagnes militaires lancées depuis des bases situées au Darfour, avec le soutien ou la complicité du gouvernement soudanais ». Ce faisant, les Chambres africaines extraordinaires seront territorialement compétentes pour ces crimes transfrontaliers pour autant qu’ils soient commis sur le territoire tchadien, et ce, peu importe la nationalité des auteurs ou le territoire duquel relève le groupe armé ou encore le territoire à partir duquel le groupe armé en question lance ses attaques. D’un autre côté, l’importance de cette disposition tient aussi au fait qu’elle apporte une réponse claire au débat qui a gouverné le processus de création de ces Chambres. D’aucuns y ont très vite vu une alternative, une lucarne ou même une échappatoire qui permettrait de traduire des anciens dirigeants à l’intérieur du continent africain de façon à éviter le glaive non seulement de la Cour pénale internationale, mais aussi celui des juridictions occidentales « néocoloniales » par le truchement de la compétence universelle. L’idée semble noble, digne d’une grande imagination, mais juridiquement impossible. La raison est simple : à l’état actuel du droit, les Chambres africaines extraordinaires ne seront compétentes que si lesdits crimes sont commis sur le territoire tchadien.
Au regard de la compétence personnelle, les Chambres extraordinaires africaines sont habilitées à poursuivre et juger « le ou les principaux responsables des crimes et violations graves » indique l’article 3 (1) du Statut. Peut-on, sur cette base, estimer que ces Chambres ont été exclusivement mises sur pied pour poursuivre la seule personne de Hissène Habré ? Est-il le seul visé ? Une lecture littérale faite de cette disposition donne lieu à des disparités de point de vue. Pour certains, les membres de la Direction de la Documentation et de Sécurité (DDS) seraient aussi visés. Pour d’autres, cette disposition est « tissée » pour juger la seule personne de Hissène Habré. À cet effet, l’honorable Schabas estime que « although Habré’s name is not mentioned in the Statute, he will be the main defendant, if not the only one ». Dans la même optique, Human Right Watch estime qu’« il est probable que seul […] Hissène Habré, qui est accusé de milliers d’assassinats politiques et de l’usage systématique de la torture, soit poursuivi » [nos italiques]. Une chose sûre est que la formulation « le ou les responsables » n’est pas habituelle dans les instruments juridiques qui régissent le fonctionnement des juridictions pénales internationales conçues pour juger plus d’une personne. Partant, de mon point de vue, cette disposition n’est ni plus ni moins qu’une couverture de sécurité : la règle de principe étant la poursuite de Hissène Habré, d’où l’article défini « le », et seulement dans les cas où les circonstances l’exigent, de poursuivre d’autres personnes d’où le « les ». Des mesures de sécurité similaires, on en trouve également à l’article 37 (1) du Statut qui stipule que « les Chambres africaines extraordinaires [seront] dissoutes de plein droit une fois que les décisions auront été définitivement rendues » [nos italiques]. De quelles décisions s’agit-il ? Est-ce celles qui seront rendues dans l’affaire Habré exclusivement ? Loin d’être un écueil de droit, il faut y voir une souplesse intentionnellement voulue de façon à permettre une interprétation au profit selon l’angle dans lequel l’on se situe.
Pour ce qui a trait à la qualité des auteurs présumés, l’article 10 (3) stipule que la qualité officielle d’un accusé en tant que Chef d’État ou de gouvernement, ou un haut fonctionnaire, « ne l’exonère en aucun cas de sa responsabilité pénale au regard du présent Statut, plus qu’elle ne constitue en tant que telle un motif d’atténuation de la peine encourue ». Cette disposition n’est qu’un aboutissement de la levée d’immunité qui d’ailleurs a été identifiée dans l’affaire Yérodia (République Démocratique du Congo c Belgique) comme l’une des quatre exceptions possibles à la règle qui veut que l’extension de la compétence juridictionnelle des juridictions internes « ne porte en rien atteinte aux immunités résultant du droit international coutumier » qui doivent « demeure[r] opposables devant les tribunaux d'un État étranger, même lorsque ces tribunaux exercent une telle compétence sur la base [des] conventions » (para 59). Alors, l’exception faisant la règle, l’accusé qui bénéficie d’une immunité de juridiction à l’étranger la perdrait « si l’État qu’il représente décide de lever cette immunité » (para 61). Ce qui fut fait en bon et due forme en l’espèce.
Enfin, d’un point de vue matériel, les Chambres extraordinaires ont compétence pour connaitre le crime de génocide, le crime contre l’humanité, le crime de guerre et la torture comme un crime isolé (article 4 du Statut). Mais qu’en est-il réellement ?
2. Les différents crimes et leurs définitions
Pour le crime de génocide, la définition qui lui est donnée dans le Statut des Chambres extraordinaires ne s’écarte pas radicalement de sa définition habituelle, connue pour incriminer un acte sous-jacent prohibé s’il est commis dans l’intention spécifique de viser un groupe protégé. Très rattaché à son origine étymologique grecque - genos qui signifie « race » et caedere qui veut dire « tuer » - le génocide est un crime qui, en commettant l’un des actes sous-jacents, son auteur avait le dolus specialis de détruire, d’annihiler « en tout ou en partie un groupe national, ethnique, racial ou religieux » (article 5 du Statut). L’on retiendra qu’il ressort désormais de la jurisprudence qu’une destruction d’une partie dite « substantielle » du groupe est néanmoins requise. Par ailleurs, en quoi le génocide tel que défini dans le Statut des Chambres diffère de la définition habituelle ? Au titre des actes sous-jacents, l’article 2 (a) de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (ci-après Convention pour la prévention du génocide) de même que l’article 6 (a) du Statut de Rome criminalise le « meurtre de membres du groupe » alors que l’article 5 (a) du Statut des Chambres extraordinaires érige en crime « l’homicide volontaire de membres du groupe ». Le meurtre et l’homicide volontaire seraient-ils alors interchangeables ? De mon point de vue, l’homicide, qu’il soit volontaire ou intentionnel, – autrement dit, l’acte d’ôter intentionnellement et illégalement la vie d’autrui – est avant tout un meurtre. Il englobe aussi, comme il a été précisé dans le Commentaire des Conventions de Genève, les « infractions par omission, pourvu qu'il y ait eu intention de provoquer la mort ». Partant, ces deux expressions pourront être utilisées l’une en lieu et place de l’autre.
Quant au crime contre l’humanité, il est défini dans le Statut des Chambres extraordinaires comme la commission d’un des actes sous-jacents contenus dans l’article 6 (a-g) si cet acte s’inscrit dans une « attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile ». Ainsi dit, le crime contre l’humanité, au sens du Statut des Chambres, se démarque non seulement du crime contre l’humanité au regard de l’article 5 du Statut du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (ci-après Statut du TPIY) – en ce sens qu’il n’exige aucunement un lien avec un conflit armé quelconque –, mais aussi du crime contre l’humanité au regard de l’article 3 du Statut du Tribunal pénal international pour le Rwanda (ci-après Statut du TPIR) parce qu’il n’inclut pas l’intention discriminatoire basée sur une appartenance nationale, ethnique, raciale ou religieuse. En revanche, bien que très semblable au crime contre l’humanité de l’article 7 (1) du Statut de Rome – d’une part, en ce qu’il ne prévoit aucun lien avec un conflit armé et, d’autre part, parce qu’il n’inclut point d’intention discriminatoire – le crime contre l’humanité au sens du Statut des Chambres est différent du crime contre l’humanité devant la Cour pénale internationale pour quatre raisons principalement. Premièrement, la connaissance de l’attaque édictée à l’article 7 (1) du Statut de Rome, qui veut que l’acte soit commis en connaissance du contexte, n’a pas été expressément mentionnée dans le Statut des Chambres extraordinaires. Autrement dit, l’élément contextuel n’y a pas été matériellement marqué par l’expression « en connaissance de cette attaque » qui s’exprime soit par la connaissance de l’attaque elle-même ou, à défaut, par la connaissance que sa contribution ou même sa participation s’inscrit ou fait partie intégrante de l’attaque. Deuxièmement, le crime de persécution n’a pas, lui non plus, été mentionné expressément dans le Statut des Chambres. Par là, faut-il comprendre que la persécution n’y est pas criminalisée ? De mon point de vue, le crime de persécution – très semblable au crime de génocide en ce qu’il exige lui aussi un motif discriminatoire – est explicitement visé dans le Statut des Chambres extraordinaires à travers les « atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé physique et psychique inspirées par des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste » (article 6 g). Ce faisant, même si elle n’a pas été explicitement mentionnée, la persécution y est criminalisée. Troisièmement, la différence du crime contre l’humanité dans le Statut des Chambres tient au fait que les privations de liberté, en ce compris les emprisonnements, ne sont ni implicitement ni explicitement visées. Enfin, un trait caractéristique qui fait la spécificité du crime contre l’humanité contenu dans le Statut des Chambres réside dans le fait qu’il prévoit une liste exhaustive d’actes sous-jacents et, sur cette base, se démarque du crime contre l’humanité tel que criminalisé dans les instruments juridiques non seulement des juridictions ad hoc, mais aussi de la Cour pénale internationale.
Quant aux crimes de guerre au sens du Statut des Chambres, seulement le régime des infractions graves ainsi que les violations graves de l’article 3 commun aux Conventions de Genève sont expressément criminalisés dans le cadre d’un conflit armé tant international que non international, respectivement. Par contre, ont été exclus de ce Statut les autres violations graves des lois ou coutumes de la guerre, violations graves qui couvrent les moyens et méthodes liés aux conduites des hostilités tels que : l’interdiction de prendre directement pour cible la population civile qui ne participe pas ou plus directement aux hostilités; l’interdiction d’attaquer les biens civils qui ne sont pas ou plus des objectifs militaires en ce compris les biens et les personnes spécifiquement protégés, l’interdiction d’attaquer les unités, les installations et le personnel sanitaire permanent ou temporaire aussi longtemps qu’il s’abstienne de tout acte d’hostilité ainsi que les missions d’aide humanitaire; l’interdiction d’attaquer les localités non défendues qui ne sont pas des objectifs militaires, les personnes hors combats, l’interdiction de se vouer à la traitrise, le refus de quartier, les destructions et saisies de biens non commandées par la nécessité militaire, etc. Quant aux moyens de guerre, ils couvrent l’utilisation dans la conduite des hostilités de poisons ou armes empoisonnées, les gaz asphyxiants toxiques ou similaires, de balles « dum-dum » en ce qu’elles s’aplatissent et s’épanouissent facilement dans le corps humain. Bref, à la double condition de faire l’objet d’une interdiction générale et d’être inscrit dans une annexe au Statut de Rome, toute arme, tous projectiles, toutes matières ou même toutes méthodes de guerre destinées à causer soit des maux superflus, soit des souffrances inutiles ou de nature à frapper sans discrimination sont évidemment prohibés. Sans être exhaustif en l’espèce, toutes ces violations graves aux lois ou coutumes de la guerre, si elles sont commises, sont inéluctablement érigées en crime de guerre dans le Statut de Rome sans l’être au regard du Statut des Chambres africaines extraordinaires qui, lui, ne criminalise dans le contexte d’un conflit armé international que les infractions graves aux Conventions de Genève (article 7 (1) Statut des Chambres).
En ce qui concerne les violations graves de l’article 3 commun, elles sont aussi érigées en crime de guerre dans le Statut des Chambres africaines extraordinaires. Toutefois, en plus de « biffer » les violations graves aux lois ou coutumes de la guerre, la spécificité du crime de guerre dans le Statut des Chambres se perçoit par l’adjonction de deux actes sous-jacents qui font sa marque déposée en ce sens qu’ils ne sont ni contenus dans l’article 3 commun, ni contenus dans les Statuts des tribunaux ad hoc et encore moins dans le Statut de Rome. Il s’agit des châtiments collectifs (art 7 (2) (b)) ainsi que la menace de commettre les actes sous-jacents (article 7 (2) (h)). Est-ce un ajout de bon droit ? En entendant, de voir les qualifications juridiques des actes pratiques et concrets, les menaces de commettre des crimes de guerre, de même que les châtiments collectifs semblent, en plus des autres actes, correspondre et caractériser au mieux les exactions commises sur le terrain.
En revanche, le dénominateur commun du crime de guerre contenu dans bon nombre d’instruments juridiques, en ce compris le Statut des Chambres africaines, réside dans le fait que les violations qui ne sont proscrites que dans le Protocole additionnel I aux Conventions de Genève ne sont pas visées. Pour ne citer qu’un exemple, le fait de faillir à son obligation de respecter – à savoir épargner, ne point attaquer – et à son obligation de protéger, à savoir défendre, prêter secours et appui aux blessés, malades et naufragés civils constitue une violation du Protocole additionnel I sans l’être au regard des Conventions de Genève (I-II) qui, elles, ne protègent que des blessés, malades, naufragés qui sont membres des forces armées (voir articles 12 et 13 de la 1re Convention de Genève). Il s’agit là, d’un exemple de violation qui est propre au Protocole additionnel I et qui n’est pas couvert par les Conventions de Genève et n’entre pas dans les lignes des définitions de crime de guerre.
Quant à la torture, la définition qui lui est donnée à l’article 8 du Statut des Chambres n’est autre qu’une reconduction verbatim de la définition contenue à l’article 1 (1) de la Convention contre la torture. Cette définition couvre les actes qui consistent à infliger intentionnellement une douleur ou des souffrances aiguës aux fins d’obtenir des renseignements ou des aveux lorsqu’une telle douleur ou de telles souffrances sont infligées par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel. Ceci étant, contrairement au Statut de Rome qui ne retient aucun titre officiel de la personne de qui émane l’acte, la torture au sens du Statut des Chambres extraordinaires de même que celle prévue dans la Convention contre la torture n’est envisageable que si l’acte incriminé est le fait d’un agent de la fonction publique ou, à défaut, de toute autre personne agissant à titre officiel (article 8 du Statut des Chambres). Par ailleurs, pourquoi avoir choisi d’adjoindre la torture comme un crime isolé alors même qu’elle y est déjà incriminée au titre d’acte sous-jacent de crime de guerre ou crime contre l’humanité ? De prime abord, la torture comme un crime autonome n’est pas habituelle dans les instruments des juridictions pénales internationales. Dans sa conception stricto sensu, elle est spécifique en ce qu’elle n’est ni commise dans le contexte d’une attaque généralisée ou systématique contre toute population, auquel cas elle serait un crime contre l’humanité, ni commis dans le cadre d’un conflit armé auquel cas elle pourrait être un crime de guerre. Justement, du Sénégal en Belgique, les inculpations de Habré en janvier 2000 et en septembre 2005 respectivement, incluaient chacune la torture comme un crime autonome. Il ne s’est donc pas agit d’une redondance, mais plutôt d’une disposition de bon droit qui couvre des aspects autres que ceux visés par la torture comme acte sous-jacent de crime de guerre ou de crime contre l’humanité.
Enfin, qu’en est-il des crimes dits « inchoatifs » ? Sont-ils criminalisés devant les Chambres extraordinaires ? À cette interrogation, une réponse générale, qu’elle soit affirmative ou infirmative, peut être sujette à débat. D’entrée de jeux, la base sur laquelle sont bâtis les crimes inchoatifs consiste à criminaliser la simple et seule expression verbale qui pourrait avoir un impact ou une influence sur la commission finale du crime même si le crime, in fine, n’a pas pu être ou n’a pas été commis. À titre d’exemple, l’article 3 de la Convention pour la prévention du génocide de même que les articles 4(3) du Statut du TPIY et 2 (3) du Statut du TPIR, proscrivent chacun, en plus du génocide, « l’entente en vue de commettre le génocide, l’incitation directe et publique à commettre le génocide, la tentative de génocide… ». Une formule similaire a été reconduite à l’article 25 (3) (e) du Statut de Rome qui stipule que « [s]'agissant du crime de génocide [la personne] incite directement et publiquement autrui à le commettre ». Dans le cas d’espèce, aucune disposition dans le Statut des Chambres ne s’apparente à un crime « inchoatif » de génocide. Pour les crimes de guerre en revanche, l’article 7 (2) (h) cite « la menace de commettre les actes précités » comme un crime de guerre en soi. Dit autrement, la menace de commettre des châtiments collectifs, le pillage, le viol, les condamnations ou exécutions extrajudiciaires constitue un crime de guerre même si l’acte final n’a pas été commis. À fortiori, dans l’hypothèse où l’acte criminel a été commis, il serait constitutif en soi d’un crime de guerre indépendamment de la menace de commettre l’acte qui, elle, en est un autre, pris isolement.
3. Les modes de responsabilité pénale : quid de la commission conjointe et de la commission par l’intermédiaire d’une autre personne ?
Sous le régime du Statut des Chambres extraordinaires, deux grands blocs de responsabilité sont prévus. Le premier a trait à la responsabilité pénale individuelle alors que le second traite de la responsabilité pénale du supérieur hiérarchique. Le premier volet de la responsabilité pénale individuelle comporte une responsabilité principale matérialisée par « quiconque a commis […] un crime visé aux articles 5 à 8 du […] Statut » (article 10 (2) du Statut des Chambres). Comparativement, le Statut de Rome, quant à lui, tient pour pénalement responsable à titre principal toute personne qui « commet [le] crime, que ce soit individuellement, conjointement avec une autre personne ou par l'intermédiaire d'une autre personne, que cette autre personne soit ou non pénalement responsable » (article 25 (3)(a)). La question qu’il convient de se poser est de savoir si, par « quiconque a commis […] un crime », doit-on inclure implicitement la commission conjointe et la commission par l’intermédiaire d’une autre personne ? La commission d’un crime, dans son acception la plus complète possible, couvre-t-elle la perpétration conjointe et la perpétration par l’intermédiaire d’une autre personne même quand ces deux derniers types de commissions ne sont pas explicitement mentionnés ? Et si la branche de phrase « que ce soit individuellement, conjointement avec une autre personne ou par l'intermédiaire d’une autre personne » n’était qu’une simple explication de la commission en tant que telle ? Bref, les Chambres extraordinaires peuvent-elles utiliser comme véhicule juridique les modes de responsabilité basés sur la commission conjointe ou la commission par l’intermédiaire d’une autre personne alors même que leur statut tient pour responsable à titre principal « quiconque a commis […] un crime » ? Une lecture littérale amène à épouser l’idée que la commission stricto sensu du crime ne peut être comprise qu’à titre individuelle et ne saurait englober la commission conjointe et la commission par l’intermédiaire d’une autre personne aussi longtemps que celles-ci n’ont pas été expressément mentionnées. Au regard surtout des différences fondamentales qui existent entre ces différents types de perpétration, la précision avait tout le mérite d’être faite si les rédacteurs entendaient couvrir la commission conjointe et la commission par l’intermédiaire d’une autre personne parmi les modes de responsabilité à titre principal. En plus, d’un point de vue purement contextuel, le Statut des Chambres extraordinaires est conçu au moment où non seulement le contenu, mais aussi les contours exacts des modes de responsabilité stipulés dans l’article 25 (3) (a) du Statut de Rome, notamment la co-perpétration indirecte et la commission par l’intermédiaire d’une autre personne, pour ne citer que ces deux exemples, faisaient et font encore l’objet de vives critiques aussi bien au sein de la doctrine que sur les bancs des juges des Chambres de première instance I et II de la Cour pénale internationale. Ce faisant, il n’est donc pas exclu que les rédacteurs du Statut des Chambres extraordinaires aient voulu volontairement rayer ces modes de responsabilités aux contours non encore tracés pour ainsi faire preuve de circonspection. Un second volet de la responsabilité pénale individuelle couvre les modes de responsabilités dites secondaires qui, elles, englobent l’ordre, la planification, l’incitation à commettre un crime ou de tout autre manière, l’aide et l’encouragement à planifier, à préparer ou exécuter un crime (article 10 (2) du Statut des Chambres).
Quant au second bloc de responsabilité à savoir la responsabilité du supérieur hiérarchique, elle est exprimée dans le Statut des Chambres de la manière suivante :
Le fait que l’un quelconque des actes visés aux articles 5 à 8 du présent Statut ait été commis par un subordonné n’exonère pas son supérieur de sa responsabilité pénale s’il savait ou avait des raisons de savoir que le subordonné s’apprêtait à commettre cet acte ou l’avait fait et que le supérieur n’a pas pris les mesures nécessaires et raisonnables pour empêcher que ledit acte ne soit commis ou en punir les auteurs. [Nos italiques], (article 10 (4) du Statut des Chambres).
Cette disposition a été empruntée des articles 7 (3) du Statut du TPIY et 6 (4) du Statut du TPIR respectivement. Tout comme dans le Statut de Rome, les conditions pour engager la responsabilité du supérieur hiérarchique devant les Chambres extraordinaires sont cumulatives et non alternatives. À cet effet donc, le supérieur hiérarchique doit tout d’abord savoir ou avoir des raisons de savoir que son subordonné s’apprêtait à commettre le crime ou l’avait déjà fait et que, cumulativement, le supérieur n’ait pas pris des mesures pour empêcher ou sanctionner lesdits auteurs. En revanche, la différence fondamentale entre l’article 28 (a et b) du Statut de Rome et l’article 10 (4) du Statut des Chambres extraordinaires tient à la précision : par « supérieur » au sens de l’article 10 (4) du Statut des Chambres, faut-il entendre à la fois supérieur militaire et civil ou supérieur militaire exclusivement ? Tout au long du Statut des Chambres, la règle générale semble être : moins précis le Statut sera, plus large il couvrira; et la responsabilité du supérieur hiérarchique ne fera pas l’exception.
4. La victime au cœur de la procédure ?
Caractéristique d’un système de droit romano-germanique, la victime devant les Chambres extraordinaires participe au procès. Plus qu’un simple participant, la victime peut se constituer partie civile, et ce, à tout moment au cours de l’instruction (voir article 14 (1) du Statut des Chambres). Autrement dit, la victime est partie au procès aux côtés de l’accusé et de l’accusation. D’un point de vue pratique, une victime qui veut se constituer partie civile adresse soit individuellement, soit par l’entremise de son ayant droit une demande écrite au greffier qui, à son tour, la transmettra au ministère public et à la Chambre compétente pour être citée à l’audience. Pour ce faire, elles choisissent en groupe un ou plusieurs représentants qui peuvent leur être imposés par les Chambres dans le cas où « l’intérêt de la justice le commande » (article 14 (2) du Statut des Chambres). Quant aux modalités beaucoup plus pratiques en lien avec la participation des victimes, elles sont régies par le Code de procédure pénale sénégalais (article 14 (4) du Statut des Chambres).
Se constituer partie civile implique également le paiement de dommages et intérêts ou des réparations. Ce faisant, un fonds au profit des victimes est créé au sein des Chambres et est « alimenté par des contributions volontaires de gouvernements étrangers, d’institutions internationales, d’organisations non gouvernementales et d’autres sources désireuses d’apporter un soutien aux victimes » (article 28 (1) du Statut des Chambres). Avant de rendre une décision de restitution, d’indemnisation ou de réhabilitation qui sont les trois modes de réparation reconnus dans le Statut, les Chambres peuvent « solliciter les observations de la personne condamnée, des victimes et des autres personnes ou États intéressés » (article 27 (3) du Statut). En plus, les réparations peuvent être accordées aux victimes de manière individuelle ou collective, qu’elles aient ou non participé aux procédures (article 28 (2) du Statut) et toutes les dispositions en lien avec les réparations, ajoute l’article 27 (4) du Statut, s’entendent « sans préjudice des droits que le droit interne ou le droit international reconnaissent aux victimes ». Quant aux mesures de protection des parties – en ce compris les victimes – et des témoins, elles ne sont prévues que si ces derniers se trouvent sur le territoire sénégalais, donc aux fins de la procédure (article 34 du Statut). Cela pourrait trouver explication dans le fait de l’absence d’une menace réelle et actuelle au Tchad, étant donné que le régime Habré n’est plus aux manettes.
Un autre aspect qui a tout le mérite d’être souligné, c’est bien l’engouement des victimes dans cette bataille juridico-politique sans relâche de Bruxelles à Dakar en passant par Ndjamena. Évidemment, la bataille qui a abouti à la création de ces Chambres, les victimes doivent la faire sienne. Toutefois, la question qu’il convient de se poser, c’est pourquoi tant de retentissement ? De mon point de vue, le contexte en dit long. La chute de Hissène Habré en 1990 correspond à une époque transitionnelle capitale. Pour quiconque connait un tant soit peu l’histoire des droits humains en Afrique, l’année 1990 fut considérée comme une année de renouveau. Le mur de Berlin venait de tomber. Le bloc socialiste s’est éclaté. Dans la quasi-totalité des États africains, de nouvelles constitutions furent adoptées. De manière pratique, on assista à une floraison, une pléthore d’ONG de défense des droits humains pour porter haut la voix des victimes longtemps étouffées par de nombreuses dictatures. Plus qu’un simple contrepoids au gré du prince, ces ONG constituaient quasiment un quatrième pouvoir à même de défier le législatif, le judiciaire et même l’exécutif. C’est à l’aune de ce contexte qu’il faut comprendre de mon point de vue tout l’engouement, tout le retentissement dès le départ et surtout la place centrale qu’occupent les victimes dans le combat continu qui a conduit à la création de ces Chambres.
5. Structure et organisation internes
Au total, les Chambres sont au nombre de quatre : une Chambre africaine extraordinaire au sein du Tribunal régional hors classe de Dakar, deux Chambres africaines extraordinaires, l’une d’accusation et l’autre d’assise au sein de la Cour d’appel de Dakar, et enfin une Chambre d’assises d’appel près la Cour d’appel de Dakar (article 2 du Statut). Pour ce qui est de la Chambre d’instruction au sein du Tribunal régional hors classe de Dakar, elle est composée de quatre juges d’instruction titulaires et deux juges suppléants. Ils sont tous de nationalité sénégalaise et « nommés par le Président de la Commission de l’Union africaine » (article 11 (1) du Statut). Quant à la Chambre extraordinaire d’accusation de la Cour d’appel, elle est composée de quatre juges, dont trois titulaires et un suppléant, qui sont tous de nationalité sénégalaise et sont nommés par le Président de la Commission de l’Union africaine. Pour la Chambre extraordinaire d’assises, elle est composée de cinq juges dont deux titulaires et deux suppléants qui sont tous de nationalité sénégalaise. Par contre la présidence de cette Chambre est assurée par un ressortissant d’un autre État membre de l’Union africaine. Enfin, tout comme la Chambre extraordinaire d’assises, la Chambre extraordinaire d’assises d’appel est composée de cinq juges : deux titulaires et deux suppléants de nationalité sénégalaise, puis un président ressortissant d’un autre État membre de l’Union africaine.
Sur le banc des « magistrats debout », l’accusation est assurée par un procureur général assisté par trois adjoints qui sont tous de nationalité sénégalaise et nommés par le Président de la Commission de l’Union africaine. Enfin, le greffe est piloté par « un ou plusieurs greffiers » (article 13 (1) du Statut) qui, eux, sont nommés par le ministre de la Justice du Sénégal. Les pouvoirs du ministère public de même que les attributions du greffe sont régis par le Code de procédure pénale sénégalais.
Somme toute, il convient de noter que le Statut des Chambres africaines extraordinaires contient un ensemble de dispositions empruntées de plusieurs instruments juridiques existants et son plus grand avantage tient au fait qu’il est « mesuré, taillé, et cousus » sur la base de crimes qui ont déjà été perpétrés. Chose plus aisée, puisqu’il s’agissait véritablement de trouver un texte convenable aux crimes en question. Voilà qui pourrait expliquer certains manques de précisions qui, aux yeux des rédacteurs, ont paru peut-être inutiles et qui justifierait leur démarche idiosyncrasique de la définition des crimes aux modes de responsabilité pénale en ce compris les mesures de protection des victimes et des témoins.