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Les pourparlers en Colombie : comment suivre les recommandations de la CPI sans mettre le drapeau blanc en berne ?

Simon Blouin-Sirois

Simon Blouin-Sirois est candidat à la maîtrise en études internationales à l’Université Laval. Il occupe le poste d’auxiliaire de recherche en science politique où il collabore à divers projets liés à l’opinion publique sur la vie politique au Canada et aux États-Unis. Dans le cadre de sa maîtrise, il se concentre sur le libéralisme économique en Amérique du Nord à travers une approche tant juridique que politique. 

 

https://www.cdiph.ulaval.ca/sites/cdiph.ulaval.ca/files/blouin-sirois.simon_.jpg
Nom de famille: 
Blouin-Sirois
Prénom: 
Simon
6 February 2013

 

Dessin d'Arcadio, Costa Rica

Le 18 octobre 2012, le gouvernement colombien et les Forces armées révolutionnaires de la Colombie (FARC) ont entamé des pourparlers à Oslo. Moins d’un mois plus tard, le Bureau du Procureur de la Cour pénale internationale (CPI) publiait un rapport intérimaire sur la situation en Colombie. On y apprend que, grosso modo, la justice colombienne a fait son travail en plaçant en détention des centaines de criminels, mais que plusieurs des hauts responsables de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité demeurent en liberté. Le moment choisi pour la diffusion de ce rapport ne tient pas du hasard. On vient ainsi rappeler aux négociateurs qui considèrent une amnistie qu’ils doivent faire preuve de prudence : le processus de paix ne doit pas permettre à ceux qui portent la plus grande responsabilité de rester impunis. En attendant, on tente de pousser la Colombie à revoir ses priorités en laissant planer la menace d’une intervention de la CPI.

Le négociateur en chef du gouvernement colombien, Humberto de la Calle (au centre), parle aux côtés de ses homologues à Bogota le 18 novembre, avant de prendre l’avion pour La Havane.

Après son coup d’envoi en Norvège, le dialogue entre le gouvernement colombien et les FARC s’est poursuivi à Cuba. Les FARC ont décrété un cessez-le-feu de deux mois le 20 novembre dernier. La guérilla voulait ainsi montrer sa disposition à coopérer. L’arrivée à échéance de cette trêve unilatérale s’est accompagnée d’une recrudescence de la violence : sabotages d’oléoducs, policiers capturés et soldats abattus. Le président Juan Manuel Santos est quant à lui catégorique. Il refuse de suspendre les hostilités pendant les négociations et entend plutôt maintenir la pression militaire sur les rebelles. Réussira-t-on à mettre fin à plus d’un demi-siècle de conflit armé ? Il s’agit en effet de la quatrième tentative de dialogue en 30 ans. C’est d’ailleurs pourquoi le sociologue Alfredo Molano évoque l’importance de tirer les leçons du passé.

Le conflit a fait plus de 250 000 morts et quatre millions de déplacés, dont 70 % seraient des femmes ou des enfants.

Retour sur le conflit

La chronologie du conflit colombien est parsemée de sombres moments. Tout a commencé par la naissance des deux plus anciennes guérillas d’Amérique latine : les Forces armées révolutionnaires (FARC) en 1964, puis celle de l’Armée de libération nationale (ELN) trois ans plus tard. L’émergence et le développement de ces guérillas furent portés par l’insurrection des petits fermiers luttant pour une réforme agraire. Depuis, le conflit a fait plus de 250 000 morts et quatre millions de déplacés, dont 70 % seraient des femmes ou des enfants. Placées dans une situation vulnérable, de nombreuses victimes de sexe féminin auraient été violées. Un rapport de Human Right Watch (HRW) publié récemment a conclu que les Colombiennes déplacées auraient subi à elles seules plus de violence que l’ensemble de la population.

Depuis l’ouverture de l’examen préliminaire, la première tâche du Bureau du Procureur a été d’établir si les crimes dont on l’avait informé relevaient de sa compétence.

Les révélations du Bureau du Procureur

La CPI est-elle compétente pour juger des crimes perpétrés en Colombie ?
En juin 2004, le Bureau du Procureur entamait son analyse préliminaire après avoir reçu 114 communiqués sous l’article 15 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale (« Statut de Rome »). Le Bureau a considéré qu’il y avait matière à examen pour 94 de ces communiqués : plusieurs crimes imputés aux FARC, à l’ELN, aux Auto-défenses Unies de la Colombie (AUC) et aux forces étatiques nationales pouvaient en effet relever de la compétence de la CPI.

La Colombie ayant ratifié le Statut de Rome le 5 août 2002, la CPI a compétence pour juger des violations du droit international pénal qui y ont été commises après le 1er novembre 2002. Néanmoins, pour ce qui est des crimes de guerre, la compétence de la Cour est limitée à la période postérieure au 1er novembre 2009 étant donné que la Colombie a invoqué l’article 124 du Statut de Rome. L’article 124 est un protocole optionnel « qui permet aux États de refuser que la Cour ait compétence sur leurs ressortissants pour les crimes de guerre pendant une période de sept ans à compter de la ratification ». Bogota voulait ainsi obtenir un délai pour négocier la paix et octroyer des immunités.

Dans son rapport intérimaire, le Bureau du Procureur constate que, depuis le 1er novembre 2002, autant les acteurs non étatiques du conflit (les FARC, ELN et AUC) que les Forces armées colombiennes ont commis des crimes contre l’humanité parmi lesquels figurent : meurtre, transferts forcés de population, emprisonnement ou autres formes de privation grave de liberté physique, torture, viols et autres formes de violence sexuelle. Le Bureau considère également qu’il y a des motifs raisonnables de croire que, depuis le 1er novembre 2009, les acteurs non étatiques ont perpétré des crimes de guerre tels que  des assassinats, des attaques contre des civils, de la torture et autres traitements cruels, des atteintes à la dignité de la personne, des prises d'otages, des viols et d'autres formes de violence sexuelle, et la conscription et l'enrôlement d’enfants. Des membres des forces armées ont également tué délibérément des milliers de civils en les faisant passer pour des rebelles dans le but de gonfler les statistiques liées aux opérations et, par le fait même, surévaluer leur réussite. Les militaires organisaient cette mascarade pour bénéficier du programme de récompense instauré par le ministre de la Défense en 2005. Ce programme accorde une prime ou un privilège en échange de tout renseignement ou résultat concret permettant de porter des coups décisifs tant à la guérilla qu’aux organisateurs du trafic de drogue. C’est ce qu’on a appelé les cas de faux positifs (« falsos positivos »).

À la lumière des faits qui précèdent, la CPI est compétente pour juger les crimes évoqués ci-dessus. Par contre, la Procureure doit encore déterminer s’il y a des affaires qui seraient potentiellement recevables avant d’ouvrir une enquête. Après tout, les tribunaux colombiens ont très bien pu faire leur travail, auquel cas l’intervention de la Cour ne serait pas nécessaire.

Les tribunaux colombiens ont-ils failli à la tâche ?
En effet, une fois que la Cour est déclarée compétente, l’examen préliminaire doit se poursuivre en appréciant la recevabilité conformément aux critères de complémentarité et de gravités prévus à l’article 17(1) du Statut. C’est ce que le Bureau du Procureur a fait en cherchant à savoir si des enquêtes ou des poursuites avaient été entamées contre ceux portant la plus grande responsabilité et si ces procédures n’avaient pas été viciées par manque de volonté ou incapacité.

Dans les faits, un certain nombre de dirigeants des FARC et de la ELN ont été reconnus coupables in absentia. Dans son rapport intérimaire, le Bureau du Procureur constate que ces responsables ont été jugés adéquatement. Ainsi, pour autant que les peines soient appliquées, il n’y a pas de raisons de remettre en question la validité des procédures.

Le Bureau estime par ailleurs que 46 commandants des groupes armés paramilitaires sont encore en vie. Parmi ceux-ci, 30 ont été emprisonnés. Des procédures nationales ont également été amorcées envers treize autres personnes. Ces 43 affaires ne seraient donc pas recevables devant la CPI. Il reste néanmoins trois chefs qui n’ont toujours pas été jugés.

Dans tous les cas liés à ces commandos paramilitaires, les procédures ont été menées tant devant le système judiciaire traditionnel que dans la cadre légal de la justice transitionnelle[1] spécialement prévu par la « Loi justice et paix » (LJP). Même si les progrès réalisés dans le cadre de la LJP sont plus lents que prévu, le Bureau reconnaît la complexité d’un tel processus et considère qu’il ne s’agit pas d’un signe d’incapacité ou de manque de volonté. Il constate aussi qu’il est logique que les autorités nationales priorisent les affaires antérieures au 1er novembre 2002 puisque les milices paramilitaires auraient commis leurs pires crimes au cours des années 1990. Par contre, on examine toujours certaines ententes entre des politiciens et des officiels et les groupes paramilitaires, celles-ci soulevant les questions de responsabilité à titre principal ou secondaire pour les crimes de ces groupes.

De même, de nombreux membres des forces armées et policières colombiennes ont été la cible de mesures disciplinaires et de poursuites pénales : 207 ont subi une peine d’emprisonnement pour meurtre de civils, 51 pour complicité ou divulgation de meurtre. Plus de 1 669 affaires de faux positifs seraient également sous enquête et 52 officiers auraient déjà été incarcérés pour de tels crimes. Néanmoins, dans la majorité des cas de faux positifs, le Bureau ne dispose d’aucune information lui permettant de déterminer si des procédures ont également été engagées contre des officiers haut placés. Fatou Bensouda et son équipe concluent donc que, malgré l’étendue des procédures, la priorité n’a pas été accordée aux plus grands responsables. Le Bureau compte donc poursuivre son examen afin de s’assurer que ce soit le cas.

Malgré la commission à grande échelle de viols et autres violences sexuelles, seulement quatre individus auraient été reconnus coupables de tels crimes. Autant la Cour constitutionnelle colombienne que le Comité des droits humains des Nations unies ont constaté l’inadéquation du processus judiciaire. Il en va de même pour les crimes de déplacements forcés.

Au cours des prochains mois, le Bureau du Procureur va tenter d’amasser de l’information additionnelle pour poursuivre son examen préliminaire de la situation en Colombie. Il portera désormais son attention sur le Cadre juridique pour la paix (« Marco legal para la paz »). Ce dernier a créé, en juin dernier, un appareil de justice transitionnelle. Il prévoit que, pour les cas de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre, les critères de sélection et de priorisation soient établis par projet de loi au Congrès. Le Bureau continuera aussi de surveiller les procédures concernant la promotion et l’expansion des groupes paramilitaires, les affaires de faux positifs, les crimes sexuels et les déplacements forcés. Si aucun progrès n’est réalisé, les juristes Kai Ambos et Florian Huber croient qu’il deviendra difficile de justifier une non-intervention de la CPI.

Paix ou justice ?

     Manifestation contre le processus de paix, le 31 août à Medellín. 

Dans l’intervalle, la CPI semble vouloir garder le gouvernement colombien sur la bonne voie. Les compromis qui seront faits avec les guérilleros soulèvent autant d’incertitudes que d’inquiétudes. Quels seront les termes de l’entente ? Un sondage rapporté dans El Espectador montre que la proportion de la population colombienne confiante dans les négociations a chuté de 77 à 57 % en deux mois.  Comme l’affirme Alfredo Molano, on sait que les FARC ne renonceront pas à leur désir de mettre un terme aux privilèges des grands propriétaires terriens. D’où l’idée de leur permettre de former un parti politique pour faire avancer leurs revendications. Mais, pour ce faire, il faudra des garanties solides. L’intégration des FARC au sein d’un parti politique a déjà été tentée par le passé à l’initiative du président Betancourt. Mais, les FARC démobilisés pour former l’Union patriotique avaient alors été assassinés par les autres partis.

Alors que le processus de paix s’amorce à peine, on rapporte déjà des aspects préoccupants sur le blogue d’Avocats sans frontières Canada : non seulement le processus de paix s’amorce en l’absence de représentants de la société civile, mais il se fait aussi plutôt discret. Comment ne pas comprendre la méfiance des Colombiens dans un tel contexte ? D’autant plus que, outre les pourparlers, le Cadre juridique pour la paix suscite lui aussi des appréhensions. N’est-ce pas le pouvoir judiciaire qui devrait déterminer les affaires à prioriser ? C’est pourquoi la CPI a choisi ce moment pour rappeler à la Colombie qu’il est temps que les plus hauts responsables soient jugés et que le droit international n’autorise pas d’amnistie pour ces derniers (sur les amnisties, voir la publication correspondante du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les droits de l’Homme). Si certains voient dans le rapport du Bureau du Procureur un ultimatum, on peut certainement y voir un avertissement : la CPI reste aux aguets. Bogota ne devrait donc pas chercher la paix à tout prix, mais plutôt tendre vers un équilibre entre paix et justice. Il ne suffit pas d’un accord pour établir une paix durable. Il faut aussi que justice soit faite.

 


[1] Javaria Ahmad, « The Colombian Law of Justice and Peace: One Step Further From Peace and One Step Closer to Impunity? » (2006-2007) 16 Transnat'l L. & Contemp. Probs. 333 aux pp 342-345.

 

 

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