Albine Carmen Morgean
Albine Carmen Morgean est titulaire d’un Master 2 en sciences politiques délivré par l’Université Jean-Moulin Lyon 3 (France) et est candidate à la Maîtrise en études internationales de l’Institut québécois des hautes études internationales (HEI) de l’Université Laval.
Manon Mazenod
Manon Mazenod est titulaire d’une Licence en langues étrangères appliquées de l’Institut catholique de Toulouse en France et est candidate à la Maîtrise en études internationales de l’Institut québécois des hautes études internationales (HEI) de l’Université Laval.
Alix Tapsoba
Guwendpulemde Alix Marie Joseph Tapsoba est titulaire d’un Master 1 en carrière internationale délivré par l’Université de Clermont-Ferrand en France et aspire à la Maîtrise en droit international et transnational de l’Université Laval.
Felix Gluckstein
Felix Gluckstein est titulaire d’une Licence en droit général de l’Université Paris I Panthéon Sorbonne (France) depuis juin 2013. Il aspire à la Maîtrise en droit international et transnational de l’Université Laval.
Retour sur les attaques du centre commercial Westgate par le groupe terroriste Al Shebbab, le 21 septembre 2013
Quelle qualification en droit international humanitaire ?
RÉSUMÉ DES FAITS
Le dimanche, 21 septembre 2013, le centre commercial de luxe Westgate de Nairobi (Kenya) a fait l’objet d’attaques par un groupe armé djihadiste équipé d’armes automatiques et de grenades. Après avoir ouvert le feu sur la foule, ce groupe composé d’une dizaine d’hommes armés, s’est retranché dans certains locaux du centre commercial en prenant avec eux des otages de différentes nationalités. Un des assaillants a été blessé puis arrêté après l'attaque. Le soir même du 21 septembre 2013, un groupe armé organisé d’origine somalienne, se dévoilant sous le nom de Shebab et placé sous l’autorité d’un chef revendique ces attaques en représailles à l’intervention militaire du Kenya en Somalie. Ce groupe, basé sur le territoire somalien dont il réclame la souveraineté et l’indépendance, entretient des liens de coopération et de fraternité avec d’autres groupes terroristes tels Al-Qaïda et AQMI. Après des échanges de tirs intenses avec les forces gouvernementales kenyanes durant trois jours successifs dans les locaux du Westgate, le Président kenyan a annoncé au grand public que les hommes du groupe des Shebab avaient été neutralisés.
Ces attaques ont entraîné de lourdes pertes humaines et de nombreux dégâts matériels. Selon les autorités kenyanes, 67 personnes ont été tuées lors de cette attaque. Au regard de l’ampleur de ces évènements, comment pourrait-on les qualifier en droit international humanitaire ?
DE LA TYPOLOGIE DES CONFLITS ARMÉS
Le droit international considère un conflit armé comme le recours à la force armée entre États ou, au sein d’un État, entre les forces gouvernementales et un ou des groupes armés organisés, ou entre des groupes armés échappant au contrôle du gouvernement. Cette définition distingue deux types de conflits armés : le conflit armé international (CAI)[1], qui oppose au moins deux États, et le conflit armé non international (CANI)[2], qui oppose un groupe armé organisé (dissident) et placé sous un commandement responsable, à une Haute Partie contractante aux Conventions de Genève, ou des groupes armés entre eux. Au regard de l’article 3 commun des Conventions de Genève et de l’article 1 du Protocole additionnel II, ne pourrait-on pas affirmer que les évènements du mois de septembre 2013 au Kenya correspondent à la qualification de conflit armé non international ? Avant de donner une réponse à cette question, faisons un bref rappel de ce qu’est un CANI selon les Conventions de Genève.
De l'article 3 commun aux Conventions de Genève de 1949 et de l'article 1 du Protocole additionnel II de 1977, il peut se déduire que les CANI sont les conflits dans lesquels l'une au moins des parties n'est pas gouvernementale. Ceci étant dit, l’article 3 commun aux Conventions de Genève ne développe pas expressément les critères pour qualifier une situation de CANI. Pour la qualifier comme telle, il faut que l’une au moins des parties au conflit soit une force non gouvernementale et qu’elle remplisse plusieurs critères additionnels. Ceux-ci ont été développés par la jurisprudence des tribunaux pénaux internationaux et synthétisés dans l’arrêt Boskoski rendu en 2008 par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. Les affrontements doivent répondre à une certaine intensité, élaborée selon six critères[3], et les groupes armés doivent répondre à cinq critères d’organisation[4]. De plus, l’article premier du Protocole additionnel II établit des critères supplémentaires pour qualifier une situation de CANI : le groupe armé doit contrôler une partie du territoire, être sous un commandement responsable et être en mesure d’appliquer le présent protocole. L’interprétation de cet article permet d’éviter toute confusion avec les troubles et tensions internes qui peuvent survenir sur le territoire d’un État (et auxquels l’article 3 commun ne s’applique pas non plus). Aussi, ce CANI peut se transformer en CANI transfrontière[5] lorsqu’il oppose un gouvernement à un groupe armé qui ne se trouve pas sur le territoire de l’État qu’il attaque[6]. Selon ces éléments, comment pouvons-nous qualifier les attaques du Westgate ?
LA QUALIFICATION DES ATTAQUES DU WESTGATE
Au regard de la qualification des conflits armés, les évènements au Kenya sont assez problématiques et illustrent bien que la réalité des conflits est souvent plus complexe que le modèle proposé.
Pour commencer, il est important de préciser ici que ces actes se distinguent des troubles et tensions internes qui sont des situations où il existe, « au plan interne, un affrontement qui comporte des actes de violence présentant un certain caractère de gravité ou de durée »[7] considérés comme des actes isolés dont la force opposée à l’État n’est pas organisée et est d’intensité peu élevée. Les troubles et tensions internes ne peuvent pas être qualifiés de conflit armé et ne peuvent, par conséquent, se voir appliquer l’article 1 du Protocole additionnel II. Ainsi, les attaques du Westgate ne sauraient être réduites à des troubles et tensions internes au vu de leur forte intensité et du caractère organisé du groupe armé intervenant dans cette affaire.
Pour comprendre les évènements kenyans, il faut élargir notre analyse sur le plan géographique. En analysant les faits régionaux, il convient de s’intéresser plus amplement au conflit armé en Somalie, car le groupe armé « Shebab » a revendiqué les attaques en raison de la participation du Kenya dans le conflit en Somalie.
Le conflit armé en Somalie, en cours depuis 2006, oppose principalement le gouvernement fédéral à divers groupes, islamistes ou claniques, que sont les Shebab et le groupe Hezb al-Islamiya[8] du cheikh Hassan Dahir Aweys[9], qui correspondent à la définition des groupes armés organisés dissidents[10]. En plus, on remarque un degré d’intensité assez élevé en raison du nombre d’attaques effectuées sur le sol somalien. En nous fondant donc sur l’existence d’un groupe armé organisé dissident et sur le degré d’intensité de leurs attaques perpétrées contre le gouvernement somalien, on peut qualifier ce conflit de CANI au sens du DIH. De plus, depuis octobre 2011, les forces gouvernementales kenyanes combattent les groupes islamistes dont les Shebab, pour sécuriser leur territoire. Nous avons donc en Somalie un CANI dans lequel participe le Kenya en tant qu’État partie aux côtés du gouvernement somalien.
Il faut donc considérer, en l’espèce, deux situations qui ont un lien direct : la situation en Somalie où l’État kenyan combat un groupe armé organisé - les Shebab - dans le contexte d’un CANI et la situation au Kenya où ce même groupe armé, opposé au gouvernement kenyan, intervient. On peut alors considérer les évènements survenus dans le centre commercial du Westgate comme une continuité du conflit en Somalie entre ces deux parties. Les hostilités se déroulent donc à travers une frontière. Dans ce cas, nous pouvons qualifier ces attaques de CANI transfrontière, c’est-à-dire un CANI qui s’étend au-delà des frontières d’un État pour surgir sur le territoire d’un autre État[11]. Nous considérons donc que le DIH s’applique en l’espèce.
Cependant, un nouvel élément mérite d’être pris en compte dans cette affaire : l’intervention israélienne au côté des forces gouvernementales kenyanes. Ainsi, l’intervention d’un État tiers dans ce conflit modifie-t-elle sa qualification ?
ANALYSE DE L’INTERVENTION ISRAÉLIENNE
Le gouvernement kenyan a fait appel aux forces israéliennes pour mettre fin aux attaques des Shebab dans le centre commercial Westgate. Le dimanche 22 septembre, les forces spéciales israéliennes sont intervenues pour venir en aide aux forces kenyanes. Comment considérer cette participation dans la présente affaire ? Est-ce que l’intervention israélienne modifie la qualification du conflit ?
Il y a deux possibilités pour considérer l'intervention d’un État tiers dans un CANI. En effet, il se pose la question de l’internationalisation du conflit : soit l’État intervient dans le CANI aux côtés des forces gouvernementales, ce qui n’internationalise pas le conflit puisque l’on reste dans une configuration d’opposition entre États et une entité non étatique, soit l’État intervient aux côtés du groupe rebelle, ce qui le place de facto dans une lutte contre un autre État et, de ce fait, internationalise le conflit. Dans le cas qui nous intéresse, l’État israélien ne représente qu’un soutien envers le gouvernement kenyan. En l’espèce, un État (Israël) vient en appui à un autre État ne disposant pas des forces adéquates pour combattre les Shebab (le Kenya). L’intervention israélienne ne modifie alors pas la qualification du conflit.
Alors que les évènements qui se sont déroulés au centre commercial Westgate le 21 septembre dernier représentent indubitablement une agression armée, il convient dès lors de s’interroger sur la qualification de cette agression au sens du droit des conflits armés.
Nous avons replacé la situation dans son contexte pour comprendre que les attaques des Shebab s’inscrivent dans un champ bien plus large que le seul territoire kenyan, soit le CANI en Somalie. Dans ce cas, les hostilités se déroulent au travers d’une frontière. Le groupe armé agit de sa propre initiative sans être au service d’une partie gouvernementale et entre en confrontation avec des forces étatiques situées sur le territoire d’un État voisin. Ainsi, selon nous, il est primordial que soient reconnues ces agressions en tant que conflit armé transfrontière.
Ce billet ne lie que le(s) personne(s) l’ayant écrit. Il ne peut entraîner la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de la Faculté de droit, de l’Université Laval et de leur personnel respectif, ni des personnes qui l’ont révisé et édité. Il ne s’agit pas d’avis ou de conseil juridiques.
[1] Pour la définition du conflit armé international, voir l’article 2 commun aux quatre Conventions de Genève de 1949.
[2] Pour la définition du conflit armé non international, voir l’article 1 du Protocole additionnel II de 1977.
[3] L’intensité est définit par les armes utilisées, les techniques utilisées, le résultat obtenu avec ces méthodes, l’augmentation des affrontements armés, la réaction des États face à l’évènement et la réaction de l’État impliqué.
[4] Le groupe armé, pour être qualifié d’organisé, doit disposer d’une structure de commandement et d’une logistique, être capable de parler d’une seule voix, être capable de mettre en œuvre les obligations de l’article 3 commun, et mener des activités organisées.
[5] Selon Sylvain Vité, le conflit armé non international transnational se subdivise en deux catégories, à savoir le conflit armé non international exporté (les parties au conflit continuent leur combat sur le territoire d’un ou de plusieurs États tiers avec un consentement exprès ou tacite du ou des gouvernements concernés) et le conflit armé non international transfrontalier (les hostilités se déroulent ici au travers d’une frontière entre les forces étatiques et un groupe armé non gouvernemental situé sur le territoire d’un État voisin). Sylvain Vité, « Typologie des conflits armés en droit international humanitaire: concepts juridiques et réalités », (2009), 873, Revue internationale de la Croix-Rouge, p. 17-18,
[6] Sylvain Vité, supra note 5, à la p.57.
[7] Ibid., à la p.7
[8] Hizbul al-Islamiya, également connu sous le nom de « Hizbul Islaami ou Hisbi Islam ou le Hezb-ul Islam », est un groupe d’insurgés somaliens né de la fusion des groupes islamistes suivants : le groupe ARS-A de Hassan Aweys, le front islamique de Jabhatul Islamiya, celui de Hassan Abdullah Hersi al-Turki, de Mu’askar Ras Kamboni et le clan Harti de milice de Muaskar Anole. L’objectif de cette fusion est de lutter contre le nouveau gouvernement somalien du président Cheikh Sharif Ahmed . En décembre 2010, Hizbul se fusionne à Al-Shabaab, sous le nom de « Al-Shabaab », mais se sépare à nouveau en septembre 2012, après un désaccord entre les deux groupes. Le chef de ce groupe armé (Hizbul Islam) est connu sous le nom de Cheikh Hassan Dahir AWEYS. « Somalie: le ministre de la défense exclut un acte politique », (15 juillet 2009), en ligne : oubangui.worldpress.com <http://oubangui.wordpress.com/tag/hezb-al-islamiya/>; « Les Français seraient détenus par des islamistes », (15 juillet 2009), en ligne : <http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20090715.OBS4167/les-francais-seraient-detenus-par-des-islamistes.html>.
[9] De nationalité somalienne, Cheikh Hassan Dahir AWEYS, est un ancien membre de l’union des tribunaux islamiques de la Somalie et était considéré comme l’un des leaders les plus radicaux qui favorisaient l’application de la charia. Il est inscrit sur la liste des terroristes recherchés par les États-Unis d’Amérique. « Sheikh Hassan Dahir Aweys: Al-Shabab leader questioned », (30 juin 2013), en ligne : BBC News <http://www.bbc.co.uk/news/world-africa-23120468>; Michelle Shephard, « Somalia’s Shabab shakeup and the importance of Sheikh Hassan Dahir Aweys », (7 juillet 2013) en ligne : the star.com <http://www.thestar.com/news/world/2013/07/07/somalias_shabab_shakeup_and_the_importance_of_sheikh_hassan_dahir_aweys.html>.
[10] Pour qualifier une situation de CANI, on doit observer certains critères. En l’espèce, il s’agit d’un groupe armé qui est placé sous un haut commandement, qui mène des attaques de manière organisée, dispose de moyens logistiques adéquats pour mener ses attaques, a les capacités de mettre en œuvre les obligations de base de l’article 3 commun aux Conventions de Genève, et a la capacité de ne parler que d’une seule voix.
[11] Sylvain Vité, supra note 5, à la p. 18.