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Le transfert forcé d’enfants autochtones au Canada peut-il être considéré comme une forme de génocide culturel ?

Marie Lugaz

Marie Lugaz effectue son doctorat en droit à l'Université Laval sous la direction de la Professeure Fannie Lafontaine. Ce doctorat se déroule en cotutelle avec l'Université d'Aix-Marseille en France, dont elle est diplômée du Master 2 Droit de la reconstruction des Etats, dirigé par le Professeur Xavier Philippe. En parallèle, elle travaille en tant qu'auxiliaire de recherche au sein de la Chaire de recherche du Canada sur la justice internationale pénale et les droits fondamentaux.

Elle participe aux activités de la Clinique de droit international pénal et humanitaire depuis l'automne 2012, période pendant laquelle elle effectuait un échange uniersitaire entre l'Université de la Sorbonne et la Faculté de droit de l’Université Laval. A cette occasion, elle a assisté l’organisation Peace and Justice Initiative dans la rédaction de deux rapports sur la mise en œuvre du Statut de Rome par le Sénégal et par le Mali. De retour à Québec pour l’été 2013, elle a effectué un stage au sein de la Clinique

Par la suite, entre le mois de mars et le mois de septembre 2014, elle a effectué un stage au sein du Parquet général près les Chambres africaines extraordinaires, à Dakar

Vous pouvez la suivre sur Twitter: @marielax.

https://www.cdiph.ulaval.ca/sites/cdiph.ulaval.ca/files/marie_lugaz.jpg
Nom de famille: 
Lugaz
Prénom: 
Marie
16 September 2015

 

Alors même que se terminait la 1ère édition de l’École d’été sur la justice internationale, qui s’est déroulée du 23 au 29 mai 2015 à l’Université Laval et à laquelle a notamment participé Marie Wilson, Commissaire au sein de la Commission vérité et réconciliation du Canada, la juge en chef de la Cour suprême du Canada, Beverley McLachlin, a affirmé, dans un discours prononcé devant le Centre mondial sur le pluralisme, que le Canada avait tenté de commettre un « génocide culturel » à l’encontre de ses populations autochtones.

Cette déclaration a été faite quelques jours avant que soient rendues publiques les conclusions de la Commission vérité et réconciliation du Canada. Dans son rapport, la Commission conclut également qu’une politique de génocide culturel des peuples autochtones a été élaborée par le gouvernement fédéral canadien.

En effet, des années 1830 jusqu’en 1996, 150 000 enfants autochtones ont été placés dans 139 pensionnats à travers le Canada. Ces enfants, arrachés à leurs familles, ont été victimes de sévices physiques, psychologiques et sexuels. L’objectif des pensionnats était notamment de faire perdre aux enfants leurs langues et leur culture.

Est-il possible, en droit, de considérer le crime de transfert forcé dont ont assurément été victimes ces enfants autochtones comme une forme de génocide culturel ?

Les conclusions de la Commission vérité et réconciliation du Canada

 

Dans son rapport, la Commission vérité et réconciliation du Canada commence par décrire la politique autochtone du Canada, qui visait notamment, par un processus d’assimilation, « la disparition des peuples autochtones en tant qu’entités légales, sociales, culturelles, religieuses et raciales distinctes au Canada »[1] [Nos traductions]. La Commission considère que la pratique des pensionnats, qui était un élément central de cette politique, peut être qualifiée de « génocide culturel »[2].

Après avoir défini le génocide physique et le génocide biologique, la Commission tente de définir le génocide culturel, notion très sensible en droit international. L’analyse réalisée est particulièrement intéressante : 

Cultural genocide is the destruction of those structures and practices that allow the group to continue as a group. States that engage in cultural genocide set out to destroy the political and social institutions of the targeted group. Land is seized, and populations are forcibly transferred and their movement is restricted. Languages are banned. Spiritual leaders are persecuted, spiritual practices are forbidden, and objects of spiritual value are confiscated and destroyed. And, most significantly to the issue at hand, families are disrupted to prevent the transmission of cultural values and identity from one generation to the next. In its dealing with Aboriginal people, Canada did all these things.[3]

La Commission considère donc que la destruction, élément central de la définition du crime de génocide, vise ici les éléments culturels du groupe et l’empêche de continuer à exister en tant que tel.

Les conclusions de la Commission contiennent plusieurs autres mentions des pensionnats et considèrent ces derniers comme un élément d’une politique de génocide culturel. On remarque que la Commission insiste sur le caractère délibéré de la politique[4], qui est un élément intéressant et potentiellement à prendre en compte dans la détermination de l’intention génocidaire.

La notion de « génocide culturel » existe-t-elle ?

 

Aujourd’hui, le « génocide culturel » semble encore se distinguer du génocide en droit, tel qu’il est défini par la plupart des instruments internationaux, dont la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide adoptée en 1948.

La définition du génocide prévue dans cette convention contient une liste limitative de groupes qui, dans la mesure où ils sont victimes d’un crime prévu dans la définition, peuvent être considérés comme victimes d’un génocide. Sont énumérés dans cette liste les groupes nationaux, ethniques, raciaux ou religieux. À première vue, les groupes « culturels » ne figurent pas dans cette énumération.

Néanmoins, il ne faut pas s’arrêter à cette constatation. En effet, lorsqu’on s’intéresse aux travaux préparatoires de cette convention[5], il apparait que la question s’est posée d’y intégrer la notion de « génocide culturel ». Le débat tournait notamment autour de la question de savoir si l’intention génocidaire devait être limitée à un objectif de destruction physique ou biologique, ou bien si la destruction culturelle pouvait également la caractériser.

Raphaël Lemkin, à l’origine du concept de génocide, s’était prononcé en faveur de l’inclusion du génocide culturel au sein de la convention de 1948 :

He insisted that a racial, national or religious group cannot continue to exist unless it preserves its spiritual and moral unity.[6]

Seulement, les experts consultés lors de la préparation de la convention étaient en majorité et suffisamment soutenus par les États pour que ce concept soit exclu de la définition du génocide.

De manière peu surprenante, les archives nationales du Canada révèlent que les discussions concernant le génocide culturel ont été celles dans lesquelles le Canada a été le plus impliqué[7] :

The Canadian delegation to the seventh session of Economic and Social Council was instructed to support or initiate any move for the deletion of Article III on “cultural” genocide (see document E/794) and, if this move were not successful, it should vote against Article III and, if necessary, against the whole convention. The delegation was instructed that the convention as a whole, less Article III, was acceptable though legislation will naturally be required in Canada to implement the convention.[8]

Les instructions données au délégué canadien lors de la préparation de la convention sont par ailleurs assez révélatrices :

According to instructions from External Affairs, the Canadian delegate had only one important task, namely to eliminate the concept of “cultural genocide” from the Convention. He took a leading part in the debate on this point and succeeded in having his viewpoints accepted by the Committee. The remaining articles are of no particular concern for Canada.[9]

En affirmant que le gouvernement fédéral canadien avait élaboré une politique de génocide culturel à l’encontre des populations autochtones du Canada, la Commission vérité et réconciliation du Canada est donc passée outre la mauvaise foi de certains États au moment de la rédaction de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, qui souhaitaient limiter la définition du génocide à la destruction physique et biologique.

La brèche du transfert forcé d’enfants

 

Le 26 février 2007, dans un arrêt rendu à l’occasion d’une affaire opposant la Bosnie-Herzégovine à la Serbie, la Cour internationale de Justice est venue préciser que le génocide culturel n’était pas couvert par les termes de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (para. 344). Elle est d’ailleurs venue confirmer l’approche adoptée en 2007 dans son arrêt du 3 février 2015 (paras. 136, 388 et 389). En effet, il n’existe pas, à ce jour, d’instrument international réprimant le crime de génocide culturel de manière autonome. Néanmoins, une partie de la doctrine semble soutenir qu’un des actes sous-jacents du crime de génocide, contenu notamment dans la convention de 1948, serait une forme de génocide culturel.

En 1947 déjà, le Secrétariat général des Nations Unies avait été amené à préparer un modèle de convention sur le génocide. Ce projet proposait de diviser les actes de génocide en trois catégories (génocide physique, biologique et culturel). Parmi les sous-catégories d’actes de génocide se trouvait un acte sous-jacent que l’on retrouve à l’article 2 (e) de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, à savoir le « transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe »[10]. On remarque alors que cet acte, considéré comme une forme de « génocide culturel », a été inclus dans la convention de 1948, contrairement à la notion plus globale de « génocide culturel ».

Comme le souligne William Schabas, 

Paragraph (e) is somewhat anomalous, because it contemplates what is in reality a form of cultural genocide, despite the clear decision of the drafters to exclude cultural genocide from the scope of the Convention. As a result, in prosecution of the perpetrator of the crime defined by paragraph (e), the prosecution would be required to prove the intent ‘to destroy’ the group in a cultural sense rather than in a physical or biological sense.[11]

Il semblerait donc que l’article 2 (e) de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide contienne une brèche incriminant d’une certaine manière une forme de génocide culturel. Selon cette analyse, l’intention génocidaire serait alors de détruire les attributs culturels d’un groupe et pas forcément de le détruire physiquement.

Florian Jessberg précise également que

The prohibited act encompasses permanent transfer done with the intention of destroying the group’s existence. The provision is based on the assumption that children, when transferred to another group, cannot grow up as part of their group of origin, or become estranged from their cultural identity. The language, traditions and culture of their group become or remain alien to the children.[12] [Nous soulignons]

Il faut tout de même préciser que cette interprétation va à l’encontre de l’intention de la majorité des États au moment de la rédaction de la convention de 1948. Il ne semble pas y avoir, même aujourd’hui, de coutume internationale clairement établie concernant l’incrimination du génocide culturel.

Conclusion

 

Le Canada n’est pas le premier État dont la pratique du transfert forcé d’enfants a été révélée. En Australie[13], la Commission australienne des droits de l’Homme et de l’égalité des chances avait conclu en 1997 que la pratique du transfert forcé d’enfants autochtones vers des institutions et familles non-autochtones violait l’article 2 (e) de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. L’enquête menée par la Commission australienne avait mis en lumière l’objectif d’assimilation des enfants au sein d’une culture non-autochtone, afin que leur identité ethnique et culturelle disparaisse. La Commission avait alors affirmé que le transfert d’enfants avec cette intention était génocidaire.

Les conclusions de la Commission vérité et réconciliation du Canada ne sont donc pas la première occasion de remettre en cause la définition très étroite du crime de génocide. La Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, adoptée par le Canada en 2000, contient d’ailleurs une définition plus ouverte du génocide, en ayant choisi de n’énumérer ni les actes sous-jacents de ce crime, ni les groupes protégés. Cette définition est ainsi susceptible de modification en fonction de l’évolution qui pourra affecter l’interprétation de ce crime.

Il est possible aujourd’hui d’espérer que le droit international pénal puisse évoluer afin d’incriminer le génocide culturel. Comme l’explique la Professeure Fannie Lafontaine dans une entrevue réalisée il y a quelques semaines, les positions prises par des commissions telles que la Commissions vérité et réconciliation du Canada sont susceptibles de faire progresser le droit international coutumier sur cette question. 

 

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Ce billet ne lie que la ou les personne(s) l’ayant écrit. Il ne peut entraîner la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de la Faculté de droit, de l’Université Laval et de leur personnel respectif, ni des personnes qui l’ont révisé et édité. Il ne s’agit pas d’avis ou de conseil juridiques.

 

 

[1] Truth and Reconciliation Commission of Canada, Summary of the Final Report of the Truth and Reconciliation Commission of Canada, 2015, p. 1.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] Ibid., p. 57 : “Residential schooling was always more than simply an educational program: it was an integral part of a conscious policy of cultural genocide.”

[5] William A. Schabas, Genocide in International Law: The Crime of Crimes, Second Edition, Cambridge University Press, 2009, p. 207-215.

[6] Ibid., p. 208.

[7] Ibid., p. 212-213.

[8] NAC RG 25, Vol. 3699, File 5475-DG-3-40’’2’’.

[9] Progress Reports on Work of Canadian Delegation, in Paris, 1 November 1948, NAC RG 25, Vol. 3699, File 5475-DG-2-40.

[10] Supra note 5, p. 207.

[11] Ibid., p. 294.

[12] Florian Jessberger, “The Definition and the Elements of the Crime of Genocide”, in Paola Gaeta, dir., The UN Genocide Convention, Oxford University Press, Oxford, 2009, 87, p. 103.

[13] Supra note 5, p. 205.

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