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La complicité pour génocide, crimes contre l'humanité et crimes de guerre : qui trop embrasse mal étreint ? L'affaire Ezokola devant la Cour suprême du Canada

Fannie Lafontaine

Fannie Lafontaine est professeure de droit à la Faculté de droit de l'Université Laval et directrice de la Clinique de droit international pénal et humanitaire. 

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Nom de famille: 
Lafontaine
Prénom: 
Fannie
17 January 2013

 

La complicité pour génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre : qui trop embrasse mal étreint ? L’affaire Ezokola devant la Cour suprême du Canada

 

Par Fannie Lafontaine, professeure à la Faculté de droit de l’Université Laval et directrice de la Clinique de droit international pénal et humanitaire

 

Le jeudi 17 janvier 2013, la Cour suprême du Canada a entendu une importante affaire concernant la notion de complicité pour crimes internationaux et l’exclusion du statut de réfugié. Il s’agit de la deuxième affaire à se rendre en Cour suprême concernant l’interaction entre le droit international pénal et le droit de l’immigration et de la protection de réfugiés, la première étant l’incontournable affaire Mugesera rendue en 2005. Il n’est pas étonnant que les principales affaires au Canada traitant de droit international pénal aient trait à l’immigration et aux réfugiés. Depuis le milieu des années 1990 et même après l’adoption de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, qui vise à donner effet en droit canadien aux efforts concertés au niveau international pour lutter contre l’impunité des infractions graves au droit international humanitaire et aux droits de la personne, le Canada a principalement recours aux mesures d’immigration pour faire face à la présence de criminels de guerre sur son territoire. Face à des poursuites pénales qui se comptent sur une main, dont deux depuis l’entrée en vigueur de la Loi, le Canada refoule et expulse des dizaines de personnes soupçonnées de participation à des crimes internationaux chaque année. L’affaire Ezokola entendue aujourd’hui à Ottawa symbolise donc ces chiffres, ainsi que l’imbrication profonde entre les principes de droit international pénal et le droit de l’immigration et des réfugiés au Canada.  Qu’en est-il, donc, de cette affaire ?

L’article 98 (et l’annexe) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés incorpore les dispositions de la Convention des Nations Unies sur le statut de réfugié (« Convention sur les réfugiés »), dont l’article 1F(a), qui édicte que le statut de réfugié ne pourra être octroyé « aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :

a) Qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes ».

De 1999 à 2003, Rachidi Ekanza Ezokola a travaillé pour plusieurs ministères du gouvernement de la République démocratique du Congo (« RDC »). En 2004, il a été affecté à la mission permanente de la RDC auprès des Nations Unies à New York. Ezokola a occupé ce poste jusqu'au début 2008 quand il a démissionné et a demandé le statut de réfugié au Canada. Le Canada a rejeté la demande de statut de réfugié d’Ezokola parce qu’il aurait participé aux crimes contre l'humanité commis par le gouvernement de la RDC.

Au cœur de l’affaire en Cour suprême : comment les tribunaux canadiens doivent-ils interpréter la Convention sur les réfugiés et la complexe interaction entre la protection qui doit être offerte à ceux qui fuient la persécution et ceux qui doivent en être exclus pour raison de grande criminalité. Plus précisément, comment déterminer si un individu a « commis » un crime international : en vertu des principes de droit international pénal ou de droit canadien ? Et enfin, de façon encore plus précise, jusqu’où se rend la notion de complicité et comprend-elle un individu qui est membre d’une organisation qui se dédie exclusivement à des fins violentes et brutales sans toutefois participer directement à la commission d’un crime ? Cette cause est d’une importance capitale, non seulement parce qu’elle aura un profond impact sur le régime de détermination d’accès à la protection du statut de réfugié au Canada, mais aussi parce qu’elle laissera une trace indélébile sur la relation entre le droit international pénal et le droit canadien.

En droit criminel canadien, la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre permet de poursuivre au Canada les responsables de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre. Les modes de participation aux infractions qu’elle prévoit sont ceux prévus par le droit pénal canadien. Cette application des modes de responsabilité de droit canadien à des crimes internationaux soulève plusieurs questions complexes auxquelles j’ai eu la chance de réfléchir dans un livre publié récemment que je cite ci-dessous. En effet, les conditions d’application de ces principes traditionnels de droit national diffèrent de ceux qui ont été développés en droit international pénal afin de tenir compte de la nature particulière – massive, collective – des crimes internationaux. Il convenait donc d’explorer si ces principes de droit canadien sont bien adaptés à la poursuite de crimes de masse. En matière d’immigration et de protection des réfugiés, les tribunaux ont développé des principes de responsabilité qui tentent, justement, de refléter la nature particulière des crimes internationaux et qui s’éloignent de ce paradigme de « un crime, une victime, un accusé » pour embrasser des contributions à un crime qui sont plus éloignées et moins directes.

Le juge Marc Noël de la Cour d'appel fédérale dans Ezokola a émis cette opinion quant à la détermination de la participation à un crime au regard de la Convention sur les réfugiés :

Selon moi, un haut dirigeant, en demeurant en poste sans protêt et en continuant à défendre les intérêts de son gouvernement alors qu’il a connaissance des crimes commis par ce gouvernement, peut démontrer sa « participation personnelle et consciente » à ces crimes et se rendre complice de son gouvernement dans leur commission. (par. 72)

La Cour fédérale (et la Cour d’appel fédérale) a depuis une vingtaine d’années développé une riche jurisprudence visant à déterminer la notion de « commission » à un crime international. La « commission » ne se limite pas à la personne qui commet matériellement le crime, mais également à celle qui en est complice. Que la complicité soit comprise dans la notion de « commission » ne suscite aucune objection. C’est la définition et l’étendue de la notion de complicité qui pose problème et qui est au cœur du débat à la Cour suprême dans Ezokola. Voici un résumé simple des principes développés par la Cour fédérale, tiré de mon livre Prosecuting Genocide, Crimes against Humanity and War Crimes in Canadian Courts (à la section 6.1.2.2, notes omises) :

In Ramirez, the Federal Court of Appeal circumscribed complicity to personal and knowing participation. It said that “[a]t bottom, complicity rests … on the existence of a shared common purpose and the knowledge that all of the parties in question may have of it”. In Sivakumar, it affirmed that “those involved in planning or conspiring to commit a crime, even though not personally present at the scene, might also be accomplices, depending on the facts of the case”. The Federal Court of Appeal opined that “mere membership in an organization which from time to time commits international offences is not normally sufficient” but “where an organization is principally directed to a limited, brutal purpose, such as a secret police activity, mere membership may by necessity involve personal and knowing participation in persecutorial acts”. Generally, these organisations are relatively small, but it has been held that the Rwandan military during the genocide was a limited brutal purpose organisation, and that so was the Armed Forces Revolutionary Council in Sierra Leone. The entire prefecture of Butare, however, was not.

Dissociation from the organisation or from the crimes committed is relevant in determining participation. Moreover, “the closer one is to being a leader rather than an ordinary member, the more likely it is that an inference will be drawn that one knew of the crime and shared the organization’s purpose in committing that crime.”. In other words,

"[i]t is not working within an organization that makes someone an accomplice to the organization's activities, but knowingly contributing to those activities in any way or making them possible, whether from within or from outside the organization. …Those who become involved in an operation that is not theirs, but that they know will probably lead to the commission of an international offence, lay themselves open to the application of the exclusion clause in the same way as those who play a direct part in the operation."

Six factors have been used to determine whether a person’s association is close enough to an organisation that committed international crimes to constitute a shared common purpose: the nature of the organisation, the method of recruitment, the position/rank in the organisation, the length of time in the organisation, the opportunity to leave, and the knowledge of the organisation's atrocities.

Ces principes de complicité sont plus larges que la notion de complicité telle qu’elle est comprise en droit pénal canadien. Ils ressemblent à plusieurs égards à certains principes de droit international pénal à travers lesquels les tribunaux ont tenté de refléter la nature particulière de la participation à des crimes internationaux. Les tribunaux internationaux ont étendu (non sans controverse) la notion de participation (à titre principal) pour attraper dans le filet de la responsabilité pénale ceux qui n’ont pas matériellement commis le crime, mais qui portent la plus lourde responsabilité pour l’avoir orchestré ou pour autrement y avoir apporté une contribution essentielle. L’appelant et plusieurs intervenants dans Ezokola ont plaidé que les normes développées par la Cour fédérale devraient être écartées et que la Cour suprême devrait adopter les normes établies en droit international pénal et plus particulièrement dans le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (Statut de Rome), qui prévoit le code le plus détaillé à ce jour sur les principes de responsabilité à des crimes internationaux, à ses articles 25 et 28.  

La question principale devant les plus hauts magistrats du pays est donc : en évaluant si un individu doit être exclu de la protection du statut de réfugié parce qu’il existe des raisons sérieuses de penser qu’il a commis un crime international, le tribunal canadien peut-il développer ses propres normes concernant la participation à un crime ou est-il lié par les principes développés sur cette question en droit international pénal ? Cette question implique une détermination de comment un tribunal canadien doit interpréter une norme internationale « incorporée » en droit canadien (ici la notion de « commission » à un crime international prévue à la Convention sur les réfugiés) et si les modes de participation à un crime – ici, la « complicité » – doivent être interprétés exclusivement en vertu du droit international ou plutôt en vertu du droit canadien, lequel peut éventuellement être adapté en fonction de la nature du crime et du droit international développé au regard de ces crimes.

L’appelant souhaite essentiellement que les tribunaux canadiens appliquent les principes de droit international pénal. Il fonde cette position sur la nécessité que les États, au regard de l’art. 1F(a) de la Convention sur les réfugiés, appliquent une « norme universelle » afin que la norme d’exclusion de statut de réfugié soit la même d’un État à un autre. Il invoque que la Cour fédérale a développé une notion de complicité qui s’approche erronément de la « culpabilité par association », alors que les normes de droit international pénal impliqueraient un lien plus fort entre la conduite de l’individu et le crime commis. L’appelant invite la Cour suprême à conclure que les tribunaux canadiens doivent appliquer les modes de responsabilité prévus au Statut de Rome. Il présente donc deux arguments distincts : premièrement, les critères développés par la Cour fédérale sont trop larges et devraient être révisés et, deuxièmement, les principes de droit international pénal devraient être appliqués et offriraient un test approprié aux fins de l’exclusion du statut de réfugié.

Le problème, il semble, avec cette proposition, est que même si la prémisse était vraie (la jurisprudence de la Cour fédérale est trop large), il est loin d’être clair que de se fonder exclusivement sur le droit international pénal donnerait des résultats plus satisfaisants aux yeux de l’appelant. D’abord, les principes de responsabilité ont reçu une interprétation très large par les tribunaux internationaux, ce qui en en fait la question la plus débattue et la plus controversée du droit international pénal. Le Statut de Rome s’est éloigné à certains égards de l’approche contestée des tribunaux ad hoc, en rejetant l’entreprise criminelle commune, notamment. Cela étant dit, les dispositions du Statut de Rome sont peu explicites dans leur formulation et dépendent donc de l’interprétation judiciaire qui en est faite. L’interprétation qui en a été faite à ce jour, bien que les chambres de la CPI sont loin d’être unanimes à cet égard, que les dissidences sont fortes sur ce sujet et que la Chambre d’appel ne s’est pas encore prononcée définitivement, permet également d’attribuer une responsabilité pénale à des individus qui n’ont eu qu’une contribution indirecte à la commission du crime. Comme il n’y a pas de stare decisis à la CPI, il y a bien peu de certitude que les tribunaux canadiens puissent compter sur une jurisprudence constante de l’organe judiciaire international sur cette question complexe.

Finalement, ce qui est intéressant et peu discuté dans les documents soumis à la Cour suprême, c’est qu’en adhérant strictement au Statut de Rome dans la détermination de la complicité aux fins de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, les tribunaux canadiens contribueraient dans une certaine mesure à l’uniformité du droit applicable à travers le monde quant à la détermination de l’exclusion du statut de réfugié, comme le souhaitent l’appelant et certains intervenants. Toutefois, ils créeraient aussi une disparité entre les principes de responsabilité qui s’appliquent aux crimes internationaux en matière criminelle au Canada (principes de droit canadien) et ceux qui s’appliqueraient dans le contexte administratif (principes de droit international). Je ne suis pas certaine que cela soit souhaitable. Tant en contexte criminel qu’administratif, il convient certainement de s’assurer que la notion de complicité ne couvre trop large (culpabilité par association, simple membership dans une organisation, passivité sans encouragement) tout autant qu’il est crucial de s’assurer que certains hauts-responsables qui n’ont pas matériellement commis le crime soient dûment tenus responsables pour leur contribution « intellectuelle » ou autre au plan criminel ayant mené à la commission du crime.  Cela étant dit, peut-être que le droit canadien, adapté en tenant compte de la nature des crimes internationaux et inspiré par les principes développés en droit international relativement à la responsabilité pénale, est adéquat pour ce faire.

Le jugement de la Cour suprême est attendu avec impatience. Il s’agira sans conteste d’une décision fondamentale pour l’application du droit international pénal, au Canada et ailleurs. Ce jugement s’inscrira aux côtés de l’affaire Mugesera dans la riche et houleuse histoire du Canada avec les criminels de guerre qui franchissent ses frontières.

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