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Forum 2014 d’Avocats sans frontières Canada - « Quelle(s) justice(s) pour les victimes en Haïti ? »

Aurore Le Roy

Aurore Le Roy est actuellement étudiante au baccalauréat en droit (LL.B.) et diplômée du Baccalauréat intégré en affaires publiques et relations internationales (B.A.) de l’Université Laval. Elle a réalisé deux sessions d'étude à l’Institut d’Études Politiques de Lyon (France) et a participé à plusieurs simulations politiques étudiantes dans le monde. Hautement sensibilisée au cours de ses voyages à la nécessité de défendre les droits humains et passionnée par les questions de justice pénale internationale, elle a participé aux activités de la Clinique de droit international pénal et humanitaire en soutenant les travaux du Bureau du Président du Tribunal Spécial pour le Liban à l’hiver 2014 et continue à présent de s’impliquer pour des mandats ponctuels. Par ailleurs, elle donne des ateliers de sensibilisation aux droits dans les écoles secondaires et auprès d’intervenants sociaux avec la Ligue des droits et libertés - section Québec ; et après avoir effectué une recherche dirigée sur l’accès à la justice pénale des autochtones au Québec pour Avocats sans Frontières Canada, elle est actuellement Vice-Présidente aux recherches pour Avocats sans Frontières - Université Laval.

 

 

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Nom de famille: 
Le Roy
Prénom: 
Aurore
19 November 2014

 

Ce billet a été publié initialement sur le Blogue d’Avocats sans frontières Canada.

Le vendredi, 3 octobre 2014, l’École du Barreau de Québec a accueilli le Forum annuel d’Avocats sans frontières Canada (ci-après « ASFC »), organisé conjointement avec la Clinique de droit international pénal et humanitaire (ci-après « CDIPH ») et la Chaire de recherche du Canada sur la justice internationale pénale et les droits fondamentaux de l’Université Laval.

Le Forum a été précédé de l’Assemblée générale annuelle des membres d’ASFC, au cours de laquelle l’engagement de l’équipe dans la dernière année a été souligné et les principaux projets de l’organisation détaillés dans le Rapport d’activités 2013-2014.

C’est donc sur une note pleine d’espoir que le Dr. Édouard Delaplace, conseiller juridique sénior d’ASFC, a ouvert le Forum 2014, intitulé « Quelle(s) justice(s) pour les victimes en Haïti ? », en expliquant qu’il n’y avait bien qu’une seule justice pour tous, mais diverses façons de l’appliquer et d’y accéder.

Quelle justice pour les victimes les plus démunies ? L’aide juridique en Haïti

Me Patrice Florvilus, directeur exécutif de l’ONG haïtienne Défenseurs des opprimé(e)s (ci-après « DOP »), a d’abord évoqué la problématique de la justice sociale en Haïti - accentuée depuis le tremblement de terre du 12 janvier 2010 - et a ensuite illustré concrètement les difficultés d’accès à la justice que rencontrent les personnes les plus vulnérables, à savoir essentiellement les femmes et les enfants des milieux ruraux ainsi que les jeunes des quartiers devenus précaires. En matière d’aide juridique, il a souligné le besoin d’entreprendre des initiatives visant à changer les stéréotypes à l’origine d’arrestations illégales et de détentions préventives, mais également d’éradiquer la corruption ou la complaisance au sein de l’appareil judiciaire. Par la suite, il a relevé des problèmes majeurs relatifs à la procédure, qui privent les accusés de leur droit à une défense pleine et entière et à un procès équitable, notamment en ce qui concerne les enfants jugés par le tribunal de droit commun sans juge ni commissaire spécialisé de l’enfance.

Enfin, il a constaté l’absence de volonté politique pour soutenir ces initiatives, et a insisté sur la nécessité de réguler « la cacophonie de l’internationalisme » en Haïti et de cibler les projets de coopération internationale par une mise en commun des actions pour concrétiser les bonnes intentions. Certaines actions ont été mises en place conjointement par DOP et ASFC, notamment des rondes de justice dans les communautés afin d’informer les justiciables de leurs droits, de résoudre leurs problèmes juridiques et de tenter d’instaurer une justice de proximité. Toutefois, selon Me Florvilus, il faut forcer l’État à prendre ses responsabilités, notamment sur le plan de la réforme des lois désuètes (codes pénal, civil et de procédure) et sur celui de l’indépendance judiciaire, pour qu’il y ait un véritable changement de l’intérieur, ce qui s’avère indispensable aujourd’hui. Il s’agit là d’une responsabilité collective, tant nationale qu’internationale.

Quelle justice pour les victimes du régime Duvalier ? Le combat contre l’ex-dictateur vu de l’intérieur

Mme Danièle Magloire, coordonnatrice du Collectif contre l’impunité en Haïti, le partenaire d’ASFC qui regroupe des organisations de droits humains haïtiennes et la plupart des victimes ayant porté plainte contre Jean-Claude Duvalier et ses collaborateurs, a quant à elle procédé au récit du recours historique engagé contre l’ex-dictateur avec un humour touchant. La veille du décès de Jean-Claude Duvalier, elle annonçait déjà qu’il ne fallait pas se limiter à sa personne, que son cas était traité de manière symbolique et que ses collaborateurs, également visés dans les procédures judiciaires en cours, devaient tout autant être tenus responsables des crimes contre l’humanité reprochés. Le Collectif estime que la population haïtienne doit « affronter son histoire pour pouvoir aller vraiment de l’avant, pas sur le mode du politiquement correct, mais en réglant ses comptes avec soi-même ». Ainsi, le jugement attendu est une nécessité pour faire la lumière sur des décennies de dictature qui ont lourdement marqué les mentalités et les rouages du système judiciaire; d’autant plus que l’impunité ne peut être le destin d’Haïti en regard de son histoire imprégnée de la révolution anti-esclavagiste.

Mme Magloire a ensuite dénoncé l’attitude complaisante des juristes haïtiens à l’égard de Jean-Claude Duvalier et leur nonchalance quant à la reconnaissance de la prohibition des crimes contre l’humanité en Haïti, en soulevant le problème de l’égalité pour tous : « On a une parole d’humanité et, si on n’en tient pas compte, on détruit l’humain. On doit reconnaître notre humanité pour affronter notre histoire ». En effet, elle considère que pour lutter contre la tyrannie, il est indispensable que l’appareil judiciaire soit dépolitisé, et que cessent la polarisation de la population haïtienne et l’apartheid social instaurés par la dictature. Ce jugement sera également primordial pour que justice soit faite, puisque « sinon, on fait semblant de tourner la page et en fait on tourne surtout en rond. [Il faut] lire la page, vider la page, et ensuite elle se tournera toute seule et ce sera au bénéfice de toute la société ». Reste également à savoir si les cadres juridiques existants sont réellement efficaces pour la lutte contre l’impunité et s’ils sont susceptibles d’éviter que les criminels mettent constamment le système en échec.

Quant au devoir de mémoire, peu importe l’issue du procès, les procédures auront permis une libération publique de la parole après 50 ans de silence, l’utilisation d’archives officielles et une prise de conscience au sein du système de justice. Mme Magloire a conclu en comparant la frêle tige pointant vers le ciel du palmier royal à la volonté et à l’engagement des membres du Collectif contre l’impunité, mais aussi à celle de tous les défenseurs de droits humains, en ce qu’elle incarne finalement la solidarité humaine.

Oui, les crimes contre l’humanité existent en Haïti aussi

Me Pascal Paradis, directeur général d’ASFC, a ensuite rappelé que Jean-Claude Duvalier avait d’abord été poursuivi pour crimes économiques par l’État haïtien, notamment pour détournement de plusieurs millions de dollars vers des comptes en Suisse, puis que des victimes avaient déposé des plaintes pour crimes contre les personnes dont on allègue qu’ils constituent des violations des droits humains qualifiés de crimes contre l’humanité en droit international. L’ordonnance rendue le 27 janvier 2012 par le juge d’instruction Carvès Jean ne renvoyait Jean-Claude Duvalier à procès que pour les accusations de nature économique et rejetait les accusations de violations des droits humains. La décision du 20 février 2014 de la Cour d’appel revêt donc un caractère historique important, puisqu’elle ouvre la voie à un éventuel procès de Jean-Claude Duvalier et de ses associés pour crimes contre l’humanité (voir le communiqué de presse d’ASFC à cet effet).

Fait exceptionnel, cette décision impartiale est motivée en droit national et en droit international. Elle a apporté un signe d’espoir au Collectif contre l’impunité en Haïti à l’effet que la justice peut fonctionner et qu’il est possible de changer le cours des choses avec ce cas emblématique. En effet, la Cour d’appel reconnait que le premier juge d’instruction a erré en déclarant que les crimes contre l’humanité n’ont jamais été et ne peuvent être allégués contre Jean-Claude Duvalier et consorts. Elle rappelle également que les crimes contre l’humanité constituent « une violation du droit des gens, et de par leur nature et leur caractère continu sont donc imprescriptibles, rétroactifs et ne peuvent être amnistiés ». La Cour estime qu’il convient de tenir compte des indices relatifs à la participation de Jean-Claude Duvalier aux actes allégués par les plaignants, qui selon elle, sont constitutifs de crimes contre l’humanité en raison de leur nombre, de leur ampleur, de leur gravité et de leur caractère systématique. La Cour d’appel casse la décision du premier juge d’instruction et ordonne la tenue d’une nouvelle enquête présidée par un juge de la Cour d’appel qui devra se pencher non seulement sur les allégations contre Jean-Claude Duvalier mais également sur celles visant ses collaborateurs co-inculpés ou nommés dans les témoignages. Le Ministère public s’étant rangé du côté de la Défense, ce sont les arguments présentés par le Collectif, en collaboration avec ASFC, qui ont été acceptés par la Cour.

Cette décision est actuellement en appel devant la Cour de cassation et les motifs d’appel sont les suivants : incompétence de la Cour qui s’est transformée en « tribunal spécial », violation de règles procédurales, excès de pouvoir dans l’interprétation faite par la Cour de l’article 276 de la Constitution qui intègre en droit interne les traités ratifiés par Haïti, invocation du « principe de légalité » pour contrer une soi-disant application rétroactive illégale de la notion de « crime contre l’humanité », écoulement des délais légaux pour intenter le recours en vertu des règles de prescription, absence de qualité de la partie civile pour participer au procès, et autorité de la chose jugée. Le Collectif et ASFC ont répondu à ces arguments dans un mémoire déposé au dossier de la Cour de cassation, et adoptent comme stratégie l’ancrage des crimes contre l’humanité en droit national à titre de crimes nationaux et de violations des droits humains. À cet effet, ces arguments sont sensiblement les mêmes que ceux exposés dans le mémoire déposé par ces deux organisations devant la Commission interaméricaine des droits de l’Homme en mars 2014.

Le fait que cette décision soit actuellement en appel démontre toutefois les nombreux défis qu’il reste encore à surmonter. Outre le fait que les délais procéduraux ont un impact sur la qualité de la preuve et sur la mémoire des gens, il convient également de dénoncer l’absence de volonté politique à appuyer l’avancement du dossier, ainsi que l’attitude complaisante des autorités envers Jean-Claude Duvalier et ses collaborateurs. L’État haïtien n’a pas seulement l’obligation de « laisser la justice suivre son cours », comme il l’a écrit dans ses réponses à l’examen périodique d’Haïti au Comité des droits de l’homme de l’ONU, il a également le devoir de s’assurer que la justice puisse suivre son cours, et qu’elle dispose pour cela des moyens de le faire. Cela signifie notamment donner au juge d’instruction les ressources nécessaires pour mener une enquête d’une telle envergure. Cela relève d’une responsabilité tant internationale que nationale.

Les ex-dictateurs Duvalier et Ríos Montt dans la ligne de mire : convergences et divergences

Me Dominic Voisard, coopérant volontaire d’ASFC au Guatemala (2012-14) et coordonnateur de projet d’ASFC en Haïti (2014), a pris part en tant que conseiller juridique auprès des parties civiles dans deux des recours les plus significatifs à l’échelle internationale. Sa conférence, comme son titre le laisse pressentir, mettait en exergue les similitudes et les divergences de ces deux affaires. Sur les plans de la procédure et des chefs d’accusation portés contre les ex-dictateurs, ces deux procès diffèrent. En effet, le cas Ríos Montt est un cas de génocide à l’étape du procès de novo, tandis que le cas Jean-Claude Duvalier concerne des crimes économiques et des crimes contre l’humanité et qu’il se situe encore à l’étape de l’instruction. Par ailleurs, ces procès se distinguent quant aux dates d’introduction des demandes en justice des victimes et pour ce qui est du rôle de la partie civile, qui est pleinement partie à l’instance au Guatemala mais qui semble avoir un rôle plus restreint dans le cadre du procès en Haïti.

Ces deux affaires se rejoignent cependant sur le fait que le processus d’enquête permet l’accès à des archives officielles. Elles réaffirment par ailleurs le principe primordial d’égalité devant la loi, malgré le puissant statut des accusés et un contexte national d’impunité. À cet effet, même si l’ordonnance d’un procès de novo dans le cas de Ríos Montt ou le décès de Jean-Claude Duvalier peuvent s’avérer décevant pour un avocat, ces procédures permettent de briser l’omerta et de voir des gens oser parler sur des plateformes judiciaires, ce qui sert au devoir de mémoire : « et donc tout cela n’est pas fait en vain ».

L’après Jean-Claude Duvalier

Par une étrange coïncidence, le samedi 4 octobre 2014, Jean-Claude « Baby Doc » Duvalier est décédé d’une crise cardiaque. Toutefois, « la lutte contre l’impunité en Haïti continue », comme le souligne ASFC dans un communiqué daté du même jour. En effet, si l’action judiciaire contre Jean-Claude Duvalier est aujourd’hui éteinte, celle contre ses principaux collaborateurs demeure, et la décision du pourvoi en cassation est d’autant plus attendue par les victimes déterminées à obtenir justice et réparation.

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Ce billet ne lie que le(s) personne(s) l’ayant écrit. Il ne peut entraîner la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de la Faculté de droit, de l’Université Laval et de leur personnel respectif, ni des personnes qui l’ont révisé et édité. Il ne s’agit pas d’avis ou de conseil juridiques.

 

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