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Faut-il euthanasier le système régional arabe de protection des droits de la personne (pour mieux le ressusciter) ? Partie 3 de 3

Nidhal Mekki

Nidhal Mekki est chargé de cours et doctorant à l'Université Laval. Il est membre de la Chaire Jean Monnet en intégration européenne et du Centre interdisciplinaire de recherche sur l'Afrique et le Moyen-Orient de l'Université Laval. Son sujet de thèse porte sur les rapports entre le droit international des droits de la personne et les nouvelles constitutions arabes (Égypte, Maroc et Tunisie). Il a publié plusieurs articles sur les droits de la personne dans le monde arabe et sur la transition démocratique en Tunisie. Détenteur d’un master en droit public et financier de la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, il a été conseiller respectivement à la chambre des députés (2007-2011) et à l'Assemblée nationale constituante de Tunisie lors de l'élaboration de la nouvelle constitution tunisienne (2012-2014). Il a été pendant plusieurs années membre de l'Unité de recherche en droit international et juridictions internationales à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis. 

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Nom de famille: 
Mekki
Prénom: 
Nidhal
1 May 2020

Tel que discuté dans les deux premiers billets de cette série (ici et ici), la Charte arabe des droits de l’Homme de 2004, tout comme la Charte de 1994, ne prévoit pas la création d’une cour régionale des droits de la personne. Cette lacune est l’un des principaux reproches adressés à ce texte. En effet, un organe juridictionnel est un outil fondamental permettant d’assurer une protection effective des droits reconnus par la Charte de 2004. C’est la raison pour laquelle le Statut de la Cour arabe des droits de l’homme a été adopté par le Conseil de la Ligue arabe en 2014. Son préambule mentionne d’ailleurs explicitement que « la création d'une Cour arabe des droits de l'homme contribue à la concrétisation des fins et des objectifs de la Charte arabe des droits de l'homme ».

D’entrée de jeu, il est notable que cette Cour n’a toujours pas vu le jour, son Statut n’étant pas encore entré en vigueur. Il faudra 7 ratifications pour qu’il le soit ; or, jusqu’à aujourd’hui, une seule ratification est intervenue, soit celle de l’Arabie saoudite en 2016. On ne peut qu’être dubitatif quant à la naissance même de cette Cour vu le rythme très lent des ratifications. Ensuite, comme l’affirment plusieurs auteurs, cette Cour ne pourra pas, au vu des lacunes et des faiblesses de son statut, jouer le rôle de protection des droits des personnes, et ce, pour plusieurs raisons. Ce troisième et dernier billet de blogue discutera de cette Cour arabe des droits de l’homme. Plus particulièrement, il mettra en lumière les faiblesses qui sont inhérentes à son Statut, avant de discuter des perspectives d’avenir du système arabe de protection des droits de la personne.

Les faiblesses du Statut de la Cour arabe des droits de l’homme

Le Statut de la Cour arabe des droits de l’homme prévoit que celle-ci peut être saisie par les États parties au Statut dont un citoyen ou plus prétendent être victimes de la violation de leurs droits par un autre État partie. Elle peut aussi être saisie par des organisations non-gouvernementales (ONG) si certaines conditions sont réunies. Ainsi, le Statut ne prévoit pas que des individus puissent saisir directement la Cour. Il est également regrettable qu’il ne soit pas permis aux États parties de porter plainte contre les autres États parties qui violent les droits de leurs citoyens, contrairement au système régional européen.

Ensuite, la saisine de la Cour par les ONG est très encadrée et est tributaire de l’acceptation des États parties de cette possibilité. L’article 19-2 du Statut de la Cour prévoit qu’un État peut reconnaitre ce droit à « une ou plusieurs » ONG accréditées œuvrant dans le domaine des droits de la personne dans l’État dont les citoyens se disent victimes de violations de leurs droits. Ainsi, l’État dispose de l’entière liberté d’accepter ce mode de saisine de la Cour, de limiter les ONG pouvant saisir la Cour à celles œuvrant dans le domaine des droits de la personne– cette qualification même d’ONG œuvrant dans le domaine des droits de la personne impliquant un pouvoir discrétionnaire de l’État–, et de pouvoir limiter cette possibilité à une ou plusieurs organisations. En pratique, il semble que ce soit l’État qui choisira qui pourra saisir la Cour et qu’il ne choisira que les ONG qui lui sont loyales, autrement dit, celles qui ressemblent à ce qu’on appelle de plus en plus, aujourd’hui, des « GONGO ».

Par ailleurs, le Statut de la Cour n’habilite pas cette dernière à ordonner des dommages et intérêts au profit de la personne ou des personnes reconnues victimes de violations de leurs droits. Par conséquent, l’éventuelle réparation est laissée à la discrétion de l’État impliqué.

En ce qui a trait à la révision des décisions, et en vertu de l’article 27 du Statut, les décisions de la Cour peuvent être révisées dans certaines conditions telles que le non-respect par la Cour d’une règle procédurale essentielle, la motivation insuffisante de la décision, le dépassement de sa compétence par la Cour et l’influence subie par un des membres de la Cour qui l’a conduit à changer son opinion au sujet du procès. Certains auteurs estiment que cela revient à reconnaitre aux États parties une sorte de droit d’appel des décisions de la Cour, permettant de préserver leurs propres intérêts plutôt que ceux des victimes des violations des droits de la personne.

Il est important de noter que la Commission internationale des juristes et nombre d’autres ONG dans le monde arabe ont appelé les États arabes à ne pas ratifier le statut de la Cour avant de l’amender sur plusieurs points. Un auteur est même allé jusqu’à dire que si la Cour commence à travailler sous cette forme, selon son statut actuel, elle décrédibilisera les institutions de protection des droits de la personne dans cette partie du monde et portera un coup à la protection des droits de la personne plus qu’elle ne les servira.

Le système arabe de protection des droits de la personne : perspectives d’avenir

Les faiblesses du système régional arabe vont au-delà des lacunes inhérentes aux Chartes de 1994 et 2004 et au Statut de la Cour arabe des droits de l’homme. Il existe un problème plus fondamental : en effet, plus du quart des États arabes ne font pas encore partie du système. Ainsi, quatre États arabes (les Comores, Djibouti, Oman et la Somalie) n’ont ni ratifié, ni même signé la Charte arabe des droits de l’Homme, et deux États arabes (le Maroc et Tunisie) ne l’ont que signée. La non-ratification de la Charte de 2004 par la Tunisie et le Maroc est très significative, car ces deux pays sont souvent cités comme étant les Etats ayant accompli les plus notables avancées sur la voie du respect des droits de la personne dans le monde arabe. Même s’il est très difficile d’expliquer avec certitude l’attitude de ces deux pays à l’égard de la Charte de 2004, nous pensons qu’ils jugent, au regard de leurs engagements internationaux et du virage juridico-politique qu’ils ont effectué après 2011, que cet instrument est loin de contribuer à une mise en œuvre effective des droits de la personne. Ils verraient, nous semble-t-il, avec peu d’intérêt l’adhésion à un système qui essaie de se dérober aux standards internationaux en matière de protection des droits de la personne. Un autre État arabe clé, l’Égypte, n’a ratifié la Charte de 2004 que le 24 février 2019, soit plus de 14 ans après l’avoir signée. Ce peu d’empressement révèle à quel point les États arabes ne prennent pas au sérieux la Charte qu’ils ont rédigée nonobstant le fait qu’elle fait la part belle aux droits nationaux.

Par ailleurs, le fonctionnement du Comité arabe des droits de l’homme[1]est loin d’être parfait. Ainsi, quatre des États ayant ratifié la Charte de 2004 (soit la Libye, la Palestine[2], la Syrie et le Yémen) n’ont soumis aucun rapport au Comité y compris le rapport initial exigible un an après la ratification par l’État, lequel constitue une première étape fondamentale pour le début du dialogue entre l’État partie et le Comité. Par ailleurs, la soumission des premiers rapports périodiques par les autres États a connu des retards variables mais qui ne sont pas plus importants que les retards que l’on constate concernant la soumission par un grand nombre d’États de leurs rapports aux organes de contrôle des traités dans le cadre du système onusien[3]. L’examen des rapports périodiques des Etats par le Comité est, également, problématique car il n’est pas exceptionnel que plusieurs mois, voire des années, s’écoulent avant qu’un rapport périodique ne soit examiné. Le cas du Bahreïn est à cet égard emblématique puisqu’il il a fallu deux ans et demi pour que cet Etat voit son rapport examiné par le Comité[4].

En situant toutes ces limites dans le contexte politique marqué par la généralisation des conflits interétatiques et intra-étatiques dans la région arabe, l’avenir du système instauré par la Charte de 2004 et surtout les chances d’éclosion d’une Cour arabe des droits de la personne apparaissent sérieusement compromis.

Nous vivons, aujourd’hui, une période particulièrement mouvementée de l’histoire moderne du Proche-Orient. On imagine mal, dans ces conditions, un État donner l’occasion à son rival, voire son ennemi, de pouvoir l’embarrasser publiquement devant l’hypothétique Cour arabe des droits de l’homme, et à fortiori la possibilité à ses propres nationaux de le confronter devant un tel organe. Ainsi, il ne serait pas exagéré de dire que cette Cour ne verra vraisemblablement le jour qu’en cas de changement radical et général des régimes actuels et de mise en place de véritables démocraties ayant une réelle volonté de protéger les droits de leurs citoyens. Faute de cela, l’« impotence » du système de 2004 se poursuivra et le système continuera son existence purement formelle et dépourvue de tout impact réel sur la protection des droits de la personne dans la région. Si le système régional arabe actuel de protection des droits de la personne n’est qu’un leurre, ne serait-il pas préférable de l’euthanasier, et donc d’en organiser la disparition, en attendant qu’un changement du contexte dans cette région du monde rende possible de le ressusciter sur des bases solides ?


Les réflexions contenues dans ce billet n’appartiennent qu’à leur(s) auteur(s) et ne peuvent entraîner ni la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de la Chaire de recherche du Canada sur la justice internationale pénale et les droits fondamentaux, de la Faculté de droit de l’Université Laval, de l’Université Laval ou de leur personnel respectif, ni des personnes qui ont révisé et édité ces billets, qui ne constituent pas des avis ou conseils juridiques.

Ce billet de blogue et ma participation au Congrès du Conseil canadien de droit international les 24 et 25 octobre 2019 ont été partiellement financés par le Partenariat canadien pour la justice internationale et le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada.


[1] Se référer pour une vue complète de la pratique des rapports au site de la Ligue des États arabes : http://www.lasportal.org/ar/humanrights/Committee/Pages/MemberCountries.aspx

[2] La Palestine est membre à part entière de la Ligue des États arabes et de ses institutions, malgré son statut d’État observateur non-membre des Nations Unies.

[3] Respectivement, les retards dans la soumission du premier rapport périodique sont de : 6 ans (Jordanie), 2 ans (Koweït et Qatar), 5 ans (Bahreïn) et 4 ans (Émirats arabes unis).

 

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