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Meurtres et disparitions de femmes autochtones au Canada : Les appels à une enquête publique enfin entendus

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Marie-Eve Roussin

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29 Août 2016

Il y a plus de deux ans et demi que Fannie Lafontaine, Julia Grignon, Geneviève Motard et Véronique Rocheleau-Brosseau réitéraient la nécessité d’une enquête publique concernant les meurtres et disparitions de femmes autochtones au Canada. Si les appels à une enquête fusaient de toutes parts, le Canada est resté de marbre pendant de longues années.

Les appels à une enquête en 2014

Il y a lieu de se rappeler qu’en 2014, de nombreux groupements avaient demandé au premier ministre Stephen Harper la tenue d’une enquête publique concernant les femmes autochtones assassinées ou disparues. Partis politiques, premiers ministres des provinces canadiennes et Assemblée des Premières Nations s’étaient unis dans l’espoir de voir le gouvernement canadien réagir face à cette problématique qui inquiète.

Par ailleurs, de nombreux experts et comités internationaux avaient exhorté le Canada à effectuer cette même enquête. Le Canada étant partie à de nombreux traités internationaux, dont le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, il avait l’obligation d’enquêter sur ce phénomène sociétaire.

Pourtant, le Canada n’avait jamais plié face à ces pressions politiques et continuait de déclamer son refus d’instaurer une telle enquête.

2016, un tournant pour les femmes autochtones du Canada

Néanmoins, la situation des femmes autochtones au Canada est sur le point de changer, et ce, drastiquement. Lors de sa campagne politique, le Premier ministre actuel du Canada, Justin Trudeau, avait fait la promesse électorale d’instaurer une enquête nationale sur les femmes autochtones assassinées et portées disparues. C’est le 8 décembre 2015 qu’il joint le geste à la parole et que le gouvernement fédéral lance la phase des consultations pour l’enquête tant attendue. La ministre de la Justice, Jody Wilson-Raybould, indique alors que «les demandes ignorées quant à la tenue d'une enquête nationale sur la question des femmes et des filles autochtones disparues et assassinées au pays prennent fin aujourd'hui. La mise sur pied de cette enquête représente une avancée importante vers l'établissement d'une relation de nation à nation et la restauration du lien de confiance entre le gouvernement du Canada et les Autochtones au Canada».

Une enquête nationale : pas aussi simple qu’il n’y paraît

Le gouvernement canadien récemment formé a bien saisi l’importance et la gravité que représentait une enquête nationale sur le sujet vif qu’est la violence à l’égard des femmes et filles autochtones au Canada. Il a cru bon d’instituer différentes phases qui mèneront à l’érection d’un plan d’enquête qui répondra aux besoins sociétaires.

Les 30 et 31 janvier derniers, l’Association des femmes autochtones du Canada (AFAC), l’Alliance canadienne féministe pour l’action internationale (AFAI) et la Revue juridique La femme et le droit tiennent un symposium dans l’optique d’établir différentes recommandations et suggestions sur lesquelles pourrait se baser l’enquête. Ce symposium, d’une durée de deux jours, regroupe différents experts internationaux en matière de droits humains de l’ONU, de la Commission interaméricaine des droits de l’Homme ainsi que la conseillère spéciale de la Maison-Blanche en matière de violence envers les femmes. Des dirigeantes autochtones  ainsi que des victimes et familles éprouvées font aussi partie des personnes rencontrées.

À la suite de ce symposium, le 1er février 2016, l’ONU appelle le Canada à s’attaquer, dans son rapport d’enquête, aux racines profondes de la violence et la victimisation des Autochtones. Enfin, du 24 au 26 février 2016, une table ronde se déroule à Winnipeg regroupant élus fédéraux et provinciaux, représentants autochtones, familles et victimes autochtones. Cette table ronde occasionne certaines discussions relatives à la mise en place de l’enquête.

 

 

Une revendication pour une Commission d’enquête aux larges considérations

L’annonce de la création imminente d’une enquête nationale sur les femmes disparues ou assassinées a suscité beaucoup d’intérêt, particulièrement chez des groupements défendant les droits humains. Experts internationaux, nationaux et provinciaux ont soumis certaines opinions et recommandations relativement à l’étendue de l’enquête.

Cette enquête, selon certains groupes, ne devrait pas concerner uniquement les femmes disparues ou assassinées, mais devrait prendre en considération d’autres facteurs. Le Grand Chef de l’Ontario, Isadore Day, est d’avis que la Commission devrait analyser la pauvreté, l’éducation et les relations avec les forces de l’ordre comme des facteurs sociaux et économiques préjudiciables aux peuples autochtones du Canada.

L’ONG Human Rights Watch, dans son rapport de 2013, semble suivre, de façon analogue, cette conception d’une commission d’enquête exhaustive reprenant différents facteurs pertinents à la victimisation autochtone. Elle est d’avis que la Commission devrait notamment se pencher sur les répercussions des mauvais traitements policiers contre les femmes autochtones.

Les différents groupes présents au symposium de janvier 2016 sont parvenus à élaborer quelque vingt-deux recommandations pour la Commission et mettent l’accent sur la violence faite à l’égard des femmes autochtones, la considération du préjudice occasionné chez les familles des victimes et l’examen minutieux des agissements des instances fédérales, provinciales et territoriales du Canada. La Commission devrait aussi prendre en compte les lacunes du système juridique canadien, des interventions policières ainsi que les inégalités sociales et économiques. Enfin, le mandat de la Commission devrait, selon ce document, intégrer les recommandations du Comité des droits de l’homme des Nations Unies et de la Commission interaméricaine des droits de l’Homme.

De fait, la Commission interaméricaine des droits de l’Homme a publié, en 2015, un rapport sur la thématique des femmes disparues et assassinées en Colombie-Britannique. Dans ses conclusions et recommandations, elle souligne qu’il ne sera pas possible pour le Canada d’effectuer une enquête sur la violence à l’égard des femmes autochtones sans analyser et comprendre les différents facteurs sous-jacents à la discrimination autochtone. Il sera donc vital pour la Commission de comprendre les faits historiques et actuels des peuples autochtones du Canada, notamment la dépossession des terres autochtones ainsi que les lois et politiques affectant négativement les communautés autochtones.

Enfin, le UN Permanent Forum on Indigenous Issues (Comité permanent) s’est déroulé du 9 au 20 mai 2016 avec pour thème «Les Peuples Autochtones : les Conflits, la Paix et la Résolution». Une fois de plus, le Canada a été un sujet de discussions intenses aux Nations Unies. Le Comité permanent a souligné la nécessité d’inclure dans la Commission d’enquête nationale la problématique spécifique de la brutalité policière à Val-d’Or, au Québec, en  vertu de l’article 22(2) de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones qui prévoit que «les États prennent des mesures, en concertation avec les peuples autochtones, pour veiller à ce que les femmes et les enfants autochtones soient pleinement protégés contre toutes les formes de violence et de discrimination et bénéficient des garanties voulues.»

Les différents experts et personnes interrogées ont donc fait état de certaines recommandations. Celles-ci sauront orienter le gouvernement fédéral dans la mise sur pied de l’enquête nationale.

La Commission d’enquête fédérale: une Commission trop large?

Malgré la promesse faite par la ministre fédérale de la Condition féminine, Patty Hajdu, que l’enquête indépendante serait déclenchée d’ici l’ajournement des travaux de la Chambre des Communes pour l’été 2016, les paramètres et mandat se sont longtemps fait attendre. Cette déception pourrait être partiellement expliquée par la difficulté d’établir l’étendue d’un mandat dont la teneur ne soit ni trop étroite, ni trop large. De fait, si la plupart des acteurs gouvernementaux souhaitent l’établissement d’une Commission d’enquête aussi large que possible pour «laver la honte nationale», il reste important de s’assurer de conserver un certain équilibre entre un mandat trop large ou trop précis.

En effet, une Commission d’enquête trop large risquerait d’occasionner des délais supplémentaires, des dépassements de coûts ainsi qu’une possible perte de vue des objectifs initiaux, consistant principalement à faire la lumière sur les disparitions et meurtres de femmes autochtones. Il reste important de garder en tête que de nombreux rapports et enquêtes concernant les différentes problématiques autochtones ont déjà été publiés dans le passé et que ceux-ci restent toujours hautement pertinents dans le cadre de cette Commission d’enquête nationale. Le rapport Vérité-Réconciliation, le rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, le rapport sur les droits à l’égalité des Autochtones de la Commission canadienne des droits de la personne ainsi que le rapport de Human Rights Watch Ceux qui nous emmènent, notamment, devraient être pris en compte dans l’enquête nationale.

Ce faisant, il sera non seulement possible d’effectuer une étude exhaustive sur les problématiques sociales, économiques et politiques liées aux peuples autochtones, mais aussi de garder l’accent sur l’enjeu devant être initialement étudiée, soit les femmes autochtones disparues et assassinées.

La Commission d’enquête nationale finalement créée

Le 2 août dernier, le Gouvernement du Canada a finalement créé la Commission d’enquête nationale tant attendue. Cette Commission, qui sera mise sur pied le 1 septembre 2016, saura répondre aux attentes des différents intervenants ayant, au préalable, effectué des recommandations et suggestions quant à son contenu.

De fait, non seulement les commissaires auront-ils le mandat de se pencher sur les causes systémiques de toutes formes de violence faites aux femmes autochtones, y compris les violences policières, mais ils devront aussi examiner les politiques et pratiques en matière de prévention et de répression de ces violences mises en place par les différentes institutions canadiennes.

La Commission devra, par ailleurs, prendre en compte les traumatismes subis par les victimes et leurs familles, leurs opinions et expériences ainsi que de leurs réalités culturelles dans l’optique de favoriser la réconciliation et de contribuer à la sensibilisation du public. Enfin, les commissaires pourront recourir aux conclusions de certains rapports préalablement effectués, notamment le Rapport final de la Commission de vérité et réconciliation et le Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones ainsi qu’aux résultats du processus de mobilisation pré-enquête. La Commission d’enquête nationale semble donc suivre les différentes recommandations émanant des intervenants rencontrés lors de la phase de consultation.  La Commission pourra favoriser un processus de guérison et de réconciliation, son mandat n’étant ni trop large, ni trop étroit.

Un avenir rose pour les peuples autochtones du Canada ?

La Commission d’enquête nationale est un grand pas pour le Canada dans la recherche d’une réconciliation avec les peuples autochtones. Cette enquête, si longtemps attendue et tant de fois refusée prend enfin forme et pourra, notamment, favoriser un processus de guérison pour les victimes et leurs familles.

Toutefois, cette enquête, à elle seule, n’est qu’une manière de faire la lumière sur la violence à l’égard des femmes autochtones. Les gouvernements ne doivent pas utiliser la Commission comme excuse pour ne pas mettre en place d’autres actions ou politiques dans l’optique d’améliorer la situation des femmes et filles autochtones au Canada. En effet, si l’enquête nationale est un grand pas vers le processus de guérison pour les victimes, bien d’autres changements peuvent et devront être effectués afin d’assurer une réconciliation durable avec les peuples autochtones. Dans cet ordre d’idée, la Première ministre de l’Ontario, Kathleen Wynne adéclaré que «l'enquête nationale est importante […], mais elle ne peut être utilisée comme excuse pour ne pas agir.»

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Ce billet ne lie que la ou les personne(s) l’ayant écrit. Il ne peut entraîner la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de la Faculté de droit, de l’Université Laval et de leur personnel respectif, ni des personnes qui l’ont révisé et édité. Il ne s’agit pas d’avis ou de conseil juridiques.

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