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L’emploi de drones armés américains au Pakistan : les blessures psychologiques provoquées constituent-elles un crime de guerre en vertu du Statut de Rome ?

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Onglets principaux

Laurence Bélanger

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Julie d’Auteuil

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Sabrina Henry

CONSULTER LE PROFIL
Undefined
8 Décembre 2014

 

Les guerres ne sont plus ce qu'elles étaient: limitées, asymétriques, irrégulières, flirtant avec des opérations d'interposition, de maintien de l'ordre [...]. Il n'y a plus d'ennemi aux frontières [...].
 

―  Philippe Leymarie

Le Pakistan: un territoire sous le joug américain

Le Président Bush inspecte le drone Predator. Crédit photo: Getty.Les États-Unis mènent, depuis 2001, une lutte sans relâche aux groupes terroristes disséminés en Afrique et en Asie. La guerre en Afghanistan a été l’action la plus visible de cette répression. En parallèle, une autre stratégie moins médiatisée a été mise en place pour éliminer directement les membres de groupes terroristes par le biais d’attaques ciblées, notamment au Pakistan. La particularité de ces attaques est qu’elles sont perpétrées par des drones armés, une arme de guerre émergente et controversée.

Entre 2004 et 2012, de 2000 à 4700 personnes auraient été tuées par plus de 300 tirs de drones armés américains dans les zones tribales du nord-ouest du Pakistan, principal bastion des talibans et d’autres groupes liés à Al-Qaïda. Parmi ces victimes, il est allégué, notamment par le Bureau of Investigative Journalism, que des centaines étaient des civils.

Selon un rapport d’Amnistie internationale, la vaste majorité des attaques se sont déroulées au Waziristan, à la frontière nord-ouest du Pakistan et de l’Afghanistan, où les deux États partagent une frontière poreuse et très peu régulée. Dès 2001, quelques milliers de talibans et de membres d’Al-Qaïda ont été en mesure de fuir l’Afghanistan par cette voie, afin d’échapper aux opérations militaires américaines.

Le présent billet de blogue s’interrogera sur la portée des attaques de drones de combat américains sur le sol pakistanais, en rapport avec les crimes de guerre tels que définis par l’article 8 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale (« Statut de Rome »). Plus spécifiquement, il sera question des impacts psychologiques causés aux civils pakistanais par les attaques successives de ces drones armés, ainsi que de leur possible qualification comme l’acte prohibé de « causer intentionnellement de grandes souffrances » (article 8(2)a)iii) du Statut de Rome).

Dans le présent cas, ni les États-Unis ni le Pakistan ne sont parties au Statut de Rome. À cet égard, il demeure impossible d’engager la compétence de la Cour pénale internationale (ci-après « CPI ») en rapport à une violation. Précisons également que la présence des États-Unis au sein du Conseil de sécurité des Nations Unies, compétent en vertu de l’article 13(b) du Statut de Rome pour déférer une situation au Procureur de la CPI, ne laisse aucune place à l’éventualité d’une saisine de la Cour par ce biais. Ceci étant, le questionnement initial demeure pertinent considérant l’émergence de l’utilisation des drones comme arme de guerre par les États parties au Statut de Rome. Ainsi, le présent questionnement pourra éventuellement prendre une importance substantielle en rapport avec l’engagement de la CPI dans la poursuite d’individus à l’encontre desquels elle serait compétente. 

La qualification du conflit : une question fondamentale

Dans l’objectif de déterminer si de grandes souffrances ont intentionnellement été causées par la présence de drones armés américains au Pakistan, il s’avère essentiel d’identifier la nature du conflit. En effet, celles-ci ne pourront être qualifiées de crimes de guerre que si elles ont été causées dans le contexte d’un conflit armé. La qualification de la situation en tant que conflit armé international (ci-après « CAI ») ou de conflit armé non international (ci-après « CANI ») revêt également une grande importance, puisque l’acte prohibé en question est seulement prévu dans le cadre d’un CAI. Le traitement de cas semblables dans le cadre d’un CANI sera abordé un peu plus loin.

Vu la complexité de la situation pakistanaise, il n’existe aucun consensus quant à la qualification du conflit comme un CAI ou un CANI. Les deux courants seront donc successivement abordés. En outre, il est important de noter l’existence d’un troisième courant alléguant l’absence de conflit armé, qui ne sera pas étudié ici[1].

Hypothèse I : un conflit armé international ?

En vertu de l’article 2 commun aux Conventions de Genève de 1949 (ci-après « CG »), un CAI peut être constaté dans un « cas de guerre déclarée ou de tout autre conflit armé surgissant entre deux ou plusieurs des Hautes Parties contractantes ». La Cour internationale de Justice, dans l’affaire République Démocratique du Congo c. Ouganda (para. 105), a conclu à l’existence d’un CAI en raison de l’envoi de troupes militaires ougandaises sur le territoire du Congo alors que celui-ci avait clairement retiré son consentement à cet égard. Conséquemment, se basant sur le consentement ambivalent du Pakistan à l’intervention américaine, certains auteurs ont qualifié de CAI la situation existant entre les États-Unis et le Pakistan[2].

En effet, entre 2004 et 2007, le président au pouvoir, Pervez Musharraf, soutenait les attaques par drones armés américains menées au Pakistan. Cependant, après l’accession au pouvoir d'Asif Ali Zardari, en 2008, cette position a été révisée. Ce dernier n’a en effet aucunement démontré sa volonté de coopérer avec les États-Unis. Cette position s’est notamment exprimée par l’adoption, en 2012, d'une résolution démontrant le durcissement de la position pakistanaise, condamnant les attaques de drones en plus d’affirmer que ces opérations américaines constituaient une violation flagrante de la souveraineté et de l’intégrité territoriale du Pakistan. De plus, Mamnoon Hussain, qui a pris le pouvoir en 2013, adopta la même position que son prédécesseur. Toutefois, ces positions explicites ont maintes fois été remises en question, notamment à la suite de la publication, par WikiLeaks, de documents démontrant une alliance secrète entre les autorités américaines et pakistanaises. Bref, s’il est allégué que le consentement officiel du Pakistan n’a jusqu’à ce jour jamais été constaté, le conflit devrait être qualifié de CAI.

Hypothèse 2 : un conflit armé non international ?

Aucune définition du CANI n’est donnée dans les instruments les régissant, soit l’article 3 commun aux CG, le Protocole additionnel II aux CG, ainsi que le droit international humanitaire coutumier. Deux critères ont néanmoins été élaborés par la jurisprudence, notamment dans le jugement Boskoski, afin de le distinguer des troubles internes. Il s’agit de l’intensité de la violence et de l’organisation des parties. Pour ce qui est du niveau d’intensité requis, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (ci-après « TPIY ») énumère au paragraphe 177 de ce jugement plusieurs facteurs permettant son évaluation, tels que le nombre, la durée et l’intensité des confrontations, la mobilisation des forces gouvernementales, l’intensification de l’armement, le nombre de victimes et le nombre de civils fuyant le conflit. En l’espèce, le groupe Tehrik-e-Taliban Pakistan (ci-après « TTP ») est l’un des groupes armés non étatiques les plus influents au Pakistan et ses membres sont souvent ciblés par les drones américains. De plus, les forces gouvernementales pakistanaises, qui seraient, comme nous l’avons mentionné plus haut, soutenues par les États-Unis, ont mené plusieurs attaques et ont augmenté le déploiement de troupes dans la région du Waziristan, engendrant ainsi des ripostes du groupe TTP. Enfin, ces opérations ont causé la mort de plusieurs victimes tant militaires que civiles et ont occasionné le déplacement de plusieurs personnes dans la région. De fait, le conflit atteindrait un niveau de violence suffisamment intense pour pouvoir être qualifié de CANI.

Le jugement Boskoski (paras 199-203) a également identifié cinq facteurs permettant de déterminer le niveau d’organisation des parties, soit la présence d’une structure de commandement, le lancement d’opérations organisées, le niveau de logistique, la discipline du groupe ainsi que la capacité du groupe à parler d’une seule voix. Si l’on applique certains de ces critères au cas d’espèce, il est possible d’observer que le groupe TTP contrôle et administre une partie du territoire pakistanais, coordonne des opérations militaires complexes, possède une division qui traite des relations publiques et des politiques en plus d’avoir conclu, par le passé, plusieurs accords de cessez-le-feu. Ainsi, l’ensemble de ces éléments permet de démontrer le haut niveau d’organisation du groupe. En bref, s’il est vrai que le Pakistan consent aux attaques et que les critères mentionnés ci-dessus sont atteints, le conflit devrait être qualifié de CANI. C’est d’ailleurs la conclusion à laquelle est arrivée la Cour Suprême des États-Unis, en 2006, lorsqu’elle s’est prononcée sur le conflit entre les États-Unis et Al-Qaïda.

L’acte prohibé de « causer intentionnellement de grandes souffrances » dans le contexte d’un conflit armé international

Dans l’optique où le conflit pourrait être qualifié de CAI, les blessures psychologiques occasionnées par les drones pourraient-elles constituer un acte prohibé pouvant être qualifié de crime de guerre ? L’article 8(2)a)iii) du Statut de Rome et le droit international humanitaire coutumier, entre autres, criminalisent le fait, dans un CAI, de « causer intentionnellement de grandes souffrances » à des personnes protégées par les dispositions des CG. Les Commentaires de Jean Pictet sur les CG, de même que la jurisprudence du TPIY, principalement à travers le jugement Mucić, se veulent révélateurs à l’égard de cet acte prohibé aux contours imprécis. On retient que les souffrances invoquées peuvent être tant physiques que morales ou mentales et que le seuil minimal requis réfère à une mesure qualitative invitant à considérer l’intensité des souffrances (devant dépasser significativement la moyenne). Afin de déterminer si le degré de gravité est atteint, le TPIY, dans le jugement Krnojelac, nous invite à procéder à une étude au cas par cas et à considérer toutes les circonstances, comme le contexte, la durée et la répétition de l’acte, ainsi que les effets moraux et mentaux sur les victimes.

À cet égard, un rapport récemment publié par les universités de Stanford et New York dresse un bilan des attaques de drones au Pakistan et concentre une partie de son analyse sur les impacts psychologiques occasionnés par ces engins. D’emblée, il faut spécifier que, contrairement à un avion de combat régulier, la particularité des drones repose sur leur capacité à survoler une région durant plusieurs heures. De ce fait, les psychologues interrogés soutiennent que le survol quotidien des drones au-dessus des villages, combiné à une peur constante d’être la cible de ces appareils, créent, chez la population civile, des problèmes psychologiques graves s’élevant parfois à des troubles de stress post-traumatique. Par ailleurs, ces différents symptômes ont été observés non seulement auprès des survivants et des témoins des attaques, mais également auprès de l’ensemble de la population. Finalement, il convient de prendre en considération que ces attaques de drones perdurent depuis 2004 et qu’environ 404 attaques ont eu lieu depuis[3]. Donc, ces constats amènent à croire que les souffrances des Pakistanais pourraient être assimilées à l’acte prohibé de l’article 8(2)a)iii) du Statut de Rome, puisqu’elles touchent des personnes civiles (personnes protégées par les dispositions des CG) et qu’elles atteignent un degré d’intensité suffisant.

Quant à l’élément intentionnel propre à l’acte prohibé étudié, le jugement Mucić (para. 511) requiert la preuve « [d’]un acte qui, jugé objectivement, apparaît délibéré et non accidentel, et qui cause de grandes souffrances ». On constate alors que l’intention doit se rattacher à l’acte plutôt qu’aux conséquences. De plus, il est invoqué qu’une preuve d’insouciance pourrait être suffisante[4]. Quant à l’atteinte d’un certain seuil d’intensité des souffrances, il est constaté, à la lecture du paragraphe 4 des Éléments des crimes de la CPI, qu’il n’est pas nécessaire que l’auteur ait lui-même porté un jugement de valeur à cet effet. Finalement, la raison poussant à agir ne revêt aucun caractère essentiel selon la jurisprudence, ces souffrances pouvant être causées pour tout motif. Cet élément, de même que l’ensemble des éléments constitutifs du crime de guerre, devra être démontré dans l’éventualité où la CPI, par exemple, serait saisie d’une telle question.

Le fait de « causer intentionnellement de grandes souffrances » est-il prohibé dans le contexte d’un conflit armé non international ?

L’acte prohibé sous étude, soit celui de « causer intentionnellement de grandes souffrances », est seulement prévu dans le cadre d’un conflit armé international. Dans l’hypothèse où la situation entre les États-Unis et le Pakistan serait qualifiée de conflit armé non international, il pourrait être possible de plaider que l’acte en question peut également être inclus sous l’article 8(2)c)i) du Statut de Rome, qui se lit comme suit :

c) En cas de conflit armé ne présentant pas un caractère international, les violations graves de l’article 3 commun aux quatre Conventions de Genève du 12 août 1949, à savoir l’un quelconque des actes ci-après commis à l’encontre de personnes qui ne participent pas directement aux hostilités, y compris les membres de forces armées qui ont déposé les armes et les personnes qui ont été mises hors de combat par maladie, blessure, détention ou par toute autre cause :

i)  Les atteintes à la vie et à l’intégrité corporelle, notamment le meurtre sous toutes ses formes, les mutilations, les traitements cruels et la torture […]

[Nous soulignons]

Force est de constater qu’il s’agit effectivement du seul acte codifié, parmi ceux compris à l’article 8 du Statut de Rome, se rapprochant de celui sous étude. Il faut par ailleurs noter que la compétence de la CPI, en cas de CANI, est limitée à la répression des actes codifiés sous l’article 8(c) et (e) du Statut de Rome. De ce fait, il est nécessaire de pouvoir rattacher la commission d’actes à l’un de ceux-ci, faute de quoi un individu ne pourrait être jugé par la CPI sous ce motif.

Qu’en est-il du cas d’espèce ? Est-ce que les impacts psychologiques causés par des drones armés utilisés dans un contexte de CANI pourraient constituer un crime de guerre ? À la lecture des Éléments des crimes de la CPI relatifs à l’article 8(2)c)i) du Statut de Rome, nous constatons qu’effectivement, les souffrances mentales infligées sont comprises dans les « traitements cruels ». C’est d’ailleurs ce qui avait été édicté par le TPIY dans le jugement Mucić (para. 443).

Ainsi, aucun obstacle légal ne semble s’opposer d’emblée à ce que les faits de l’espèce puissent constituer un crime de guerre, que l’on soit dans le cadre d’un CANI ou d’un CAI.

Perspectives

Comme le démontre le présent billet, de nombreux éléments tendent vers une réponse positive au questionnement initial. Cependant, en pratique, le manque de transparence de l’administration américaine rend excessivement difficile la preuve des éléments essentiels à la qualification des blessures psychologiques comme crime de guerre. Par contre, s’il pouvait effectivement être démontré que les souffrances mentales causées par la simple utilisation de drones s’élèvent à un crime de guerre en vertu de l’article 8(2)a)iii) du Statut de Rome, la légitimé de cette arme devrait être remise en question.

Afin d’obtenir davantage de renseignements sur cette problématique, il est suggéré de visionner ce documentaire.

 

 

[1] À noter que le droit applicable dans ce contexte serait totalement différent puisque ce n’est pas le droit international humanitaire, mais bien le droit international des droits de la personne qui trouverait application, rendant ainsi la justification des attaques par drones américains très difficile.

[2] Dapo Akande, « Classification of conflicts: relevant legal concepts » dans Elizabeth Wilmshurst (dir), International Law and the Classification of Conflicts, Oxford, Oxford University Press, 2012, à la p 62.

[3] Donnée prise en date du 1ier décembre 2014.

[4] Otto Triffterer, Commentary on the Rome Statute of the International Criminal Court – Observers’ Notes, Article by Article, 2e éd., Portland, Hart Publishing, 2008, à la p 311.

 

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Ce billet ne lie que le(s) personne(s) l’ayant écrit. Il ne peut entraîner la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de la Faculté de droit, de l’Université Laval et de leur personnel respectif, ni des personnes qui l’ont révisé et édité. Il ne s’agit pas d’avis ou de conseil juridiques.

 

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