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La longue et épineuse quête de justice des victimes d’atteintes aux droits humains imputables aux entreprises transnationales

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Evelyne Akoto

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4 Décembre 2012

 

Le 1er novembre 2012, la Cour suprême du Canada (« CSC ») mettait fin au volet canadien de la saga judiciaire opposant les victimes du massacre de Kilwa de 2004, en République démocratique du Congo (« RDC »), à la compagnie minière canadienne Anvil Mining Limited (« Anvil »). L’affaire Anvil, ce sont huit ans de procédures judiciaires intermittentes sur trois continents et des victimes qui font sans cesse l’expérience d’un accès à la justice très balisé et d’espoirs constamment déçus. Anvil, c’est aussi Kiobel, Copper Mesa, Hudbay Minerals, Exxon Mobil, des scénarios désormais tristement banals qui mettent en scène des compagnies extractives de pays industrialisés, auteures ou complices présumées de violations de droits de l’homme à l’égard de populations de pays pauvres et vivant sur les terres contiguës aux chantiers exploités.

Anvil (devenue depuis mars 2012, Minmetals Resources Limited) est une société minière canadienne créée en janvier 2004 dans les Territoires du Nord-Ouest, au Canada, cotée à la bourse de Toronto et dont le siège social est situé à Perth, en Australie. Les 13, 14 et 15 octobre 2004, lors d’une mini rébellion armée dans la ville de Kilwa, dans la province du Katanga, en RDC, où se trouve sa principale mine de cuivre et d’argent, Anvil Mining Congo (« AMC », détenue à 90 % par Anvil et à 10 % par l’État congolais) offre une aide logistique aux forces armées congolaises (« FARDC ») lors de leurs opérations de répression contre les rebelles. Des viols et autres exactions sont commis et plus de 70 personnes sont tuées par les FARDC selon un rapport de la force de maintien de la paix au Congo, la MONUC. Au moment des faits, Anvil possédait un bureau à Toronto qu’elle a fermé par la suite pour en ouvrir un autre en juin 2005 à Montréal, celui-ci devenant désormais son seul bureau au Canada.

En 2005, plusieurs organisations congolaises de défense des droits de l’homme décident de débuter une action civile devant les tribunaux australiens contre Anvil. Elles se voient contraintes d’abandonner leurs démarches en 2008, à la suite du désistement de leurs avocats australiens.

Il faudra attendre juillet 2005 pour que les premières accusations criminelles soient portées. Neuf militaires congolais, dont l’un sera jugé par contumace, sont accusés de crimes de guerre, d’arrestations et de détentions arbitraires, de torture et de meurtres, de viols et de pillage. Trois responsables expatriés d’AMC (l’ex-directeur canadien et les deux sud-africains en charge de la sécurité) sont accusés d’avoir facilité et apporté « avec connaissance » leur assistance à la perpétration des crimes. Le procès a lieu devant une juridiction militaire en vertu de l’article 8 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale et des articles 173 et 174 du Code de justice militaire congolais. La compagnie AMC n’est pas mentionnée dans l’acte d’accusation. En juin 2007, à l’issue du procès, la Cour militaire déclare tous les accusés non coupables et, bien qu’elle n’ait jamais fait l’objet d’accusations formelles par l’accusation, AMC est déclarée non coupable. En décembre 2007, la Haute Cour militaire du Katanga rejette l’appel interjeté par les parties civiles. Cette décision met fin à l’opportunité pour les victimes d’intenter une procédure judiciaire de tout autre nature en RDC.

À la suite de ces deux échecs d’obtenir justice dans le pays de survenance des faits (la RDC) et là où se trouve le siège social d’Anvil (l’Australie), les victimes décident de saisir les tribunaux canadiens. En novembre 2010, l’Association canadienne contre l’impunité (ACCI), une coalition d’organisations non gouvernementales canadiennes, congolaises et britanniques ainsi que des victimes congolaises du massacre d’octobre 2004, introduit auprès de la Cour supérieure de Montréal une requête pour autorisation d'exercer un recours collectif contre Anvil pour son implication présumée dans les événements de Kilwa. Dans son jugement du 27 avril 2011, le tribunal de première instance reconnaît sa compétence juridictionnelle à statuer sur l’affaire qui répondrait aux critères de l’article 3148(2) Code civil du Québec (C.c.Q). En outre, la Cour refuse d’exercer sa discrétion à se déclarer forum non conveniens puisqu’« [e]n fait, à ce stade-ci des procédures, tout indique que si le tribunal rejetait l'action sur la base de l'article 3135 C.c.Q., il n’existerait aucune autre possibilité pour les victimes de se faire entendre par la justice civile » (para 39). Anvil interjette appel et obtient gain de cause devant la Cour d’appel du Québec qui casse la décision de la Cour supérieure en raison de l’absence de lien réel et substantiel entre les faits et le Québec (para. 93). Selon la Cour d’appel, les tribunaux québécois doivent donc décliner leur compétence à entendre le contentieux civil portant sur les événements de Kilwa.

En mars 2012, l’ACCI dépose une demande d’autorisation d’appel devant la CSC qui a été rejetée en novembre 2012. Comme il en est d’usage, la Cour n’a pas motivé sa décision.

Un mois auparavant aux États-Unis, le 1er octobre 2012, la Cour suprême entamait sa rentrée judiciaire avec des faits similaires à l’affaire Anvil en entendant de nouveau les protagonistes de l’affaire Kiobel. De 1993 à 1994, des membres du peuple Ogoni, au Nigeria, protestent contre les effets dévastateurs des projets d’exploitation pétrolière de Royal Dutch Shell dans leur région. Plusieurs personnes sont arrêtées et détenues arbitrairement puis exécutées par les autorités nigérianes. Un groupe de victimes, vivant désormais aux États-Unis, intente une action aux États-Unis contre la compagnie néerlando-britannique en vertu de l’Alien Tort Statute [ATS], aussi connu sous le nom d’Alien Tort Claims Act, pour complicité et assistance à la junte militaire nigériane dans la perpétration des actes décriés. Depuis 1980, il est désormais possible de poursuivre des défendeurs non américains aux États-Unis en vertu de cette loi vieille de 223 ans, pour des violations du droit coutumier international ou de traités internationaux auxquels les États-Unis sont partie. En septembre 2010, la Cour d’appel du Second Circuit devient la première cour d’appel américaine à conclure que les personnes morales ne peuvent pas être poursuivies en responsabilité civile extracontractuelle en vertu de l’ATS. Cette nouvelle prise de position crée une « scission de circuit » (split circuit) entre les différentes juridictions supérieures fédérales américaines, ce qui amène la Cour suprême à accepter la requête d’appel des victimes nigérianes. Tandis que la question en litige des appelants porte uniquement sur la possibilité pour des entreprises d’être poursuivies en vertu de l’ATS, la Cour suprême élargit la teneur de celle-ci et décide de statuer sur la compétence juridictionnelle des tribunaux américains à statuer sur des litiges relatifs à des violations de droits humains survenues en dehors du territoire américain. Pourtant, en 2004, la Cour suprême des États-Unis avait déjà confirmé dans un arrêt que l’ATS permettait en effet des poursuites en réparation d’atteintes les plus odieuses à des droits humains universellement reconnus mais elle n’avait pas indiqué si cette faculté de saisir les tribunaux américains était seulement limitée aux différends entre personnes physiques. Lors des auditions du 1er octobre 2012, la question de l’absence de lien réel et substantiel entre les faits et le pays d’introduction de l’instance, en l’espèce, les États-Unis, a été soulevée. Le fait que les demandeurs vivent désormais aux États-Unis et que la défenderesse Royal Dutch Shell exerce des activités aux États-Unis n’est pas considéré, en effet, comme un lien suffisant permettant d’établir la compétence juridictionnelle des tribunaux américains puisque les faits générateurs du délit sont survenus au Nigeria.

Si l’on se place d’un point de vue légaliste, l’absence de lien réel et substantiel entre les faits et la juridiction où l’action est intentée paraît être un argument tout à fait valable pour débouter toute victime de grande compagnie transnationale. Le cynique pourrait même pousser la boutade jusqu’à affirmer que les tribunaux ne sont pas des forums de justice mais de droit, ce à quoi l’humaniste pourrait répondre : « [l]a loi est-elle faite pour l’homme ou l’homme pour la loi ? ». La question en jeu ici va au-delà de sempiternelles joutes juridiques et pose la question de l’accès à la justice et à des réparations pour les victimes d’atteintes aux droits de l’homme imputables à des entreprises transnationales.

À l’issue des procès de Nuremberg, le droit international ne considère plus la question de la violation des droits de l’homme comme un débat centré sur le principe de la territorialité et relevant uniquement de la juridiction de l’État sur lequel les violations ont été commises. Les États ayant l’obligation première d’assurer le respect des droits de l’homme sur leur territoire, il semblerait qu’il revienne uniquement à l’État hôte d’un établissement d’une entreprise transnationale de s’assurer qu’aucune violation des droits de l’homme n’est commise sur son territoire. Cependant, la plupart des pays où l’on dénote des cas de violations des droits de l’homme par des entreprises transnationales sont des pays pauvres ne disposant pas de systèmes nationaux de protection des droits de l’homme et dont les palmarès en matière de primauté du droit et de respect des droits humains donnent plutôt froid au dos. L’absence de règlementation pénale effective en matière d’abus humains ainsi qu’un accès à la justice quasi inexistant font que, dans de nombreux cas de violations présumées des droits de l'homme, il est préférable de poursuivre la société mère dans sa juridiction d’origine plutôt que des filiales ou d'autres intermédiaires effectivement présents dans l’État hôte. Même en l'existence de normes de protection des droits de la personne dans le pays hôte, une compagnie ne pourrait pas être poursuivie pour un certain nombre de raisons, y compris la corruption et la peur de décourager les investisseurs étrangers.

Les États ont une responsabilité première dans l’établissement d’une compétence universelle en matière d’imputabilité des entreprises et cette responsabilité incombe largement aux États où sont domiciliés ou situés les sièges sociaux des compagnies transnationales. En effet, ces compagnies, pour la plupart occidentales, cautionnent les agissements illégaux de leurs filiales se trouvant dans l’hémisphère sud car elles savent que le voile corporatif, de même que les balises encadrant l’exercice de la compétence juridictionnelle, les mettent quasiment à l’abri de toute sanction judiciaire. Lorsque l’on considère les efforts considérables que BP a engagés pour redorer son image après la marée noire du Golfe du Mexique à la suite de l’outrage public qui s’en est suivi, on ne peut pas s’empêcher de se demander si les faits allégués dans les affaires Anvil, Kiobel ou Copper Mesa s’étaient produits au Canada, en Australie ou aux États-Unis, si les victimes seraient encore en quête de justice, des années après la survenance des faits. Après tout, on parle quand même de décès dans ces affaires. Combien en aurait-il fallu pour que l’opinion publique pointe du doigt le comportement irresponsable des compagnies impliquées et les force à reconnaître leurs torts ?

Concernant l’affaire Kiobel, il est très important de noter que les gouvernement britanniques, néerlandais et américains ont tous déposé des amicus curiae demandant à ce qu’une compétence extraterritoriale des juridictions américaines sur des compagnies étrangères ne soit pas reconnue. Lors de sa plaidoirie le 1er octobre 2012, le procureur des États-Unis (solicitor general) n’a pas hésité à demander à la cour de tenir compte de l’importance pour les États-Unis de ne pas voir ses relations diplomatiques avec d’autres pays affectées par l’exercice, par les tribunaux américains, d’une compétence juridictionnelle trop large sur les entreprises étrangères. Il a même appuyé la position de l’intimée Royal Dutch Shell en affirmant que si les tribunaux américains se mettaient à juger des compagnies étrangères pour des faits délictuels n’ayant pas eu lieu aux États-Unis, les autres pays pourraient être tentés de faire de même à l’égard des compagnies américaines.

La position de l’administration Obama dans Kiobel montre que les États ont des intérêts importants à préserver dans les activités des entreprises et que l’argument consistant à dire qu’il revient uniquement aux États où les faits allégués se sont produits de prendre les sanctions nécessaires est éculé. Si un grand pays comme les États-Unis a peur de nuire, un tant soit peu, à ses relations avec ses alliés, ce ne sont pas des pays pauvres comme la RDC ou le Nigeria, à l’affût perpétuel d’investisseurs étrangers, qui vont s’y risquer en facilitant des procès contre des filiales d’entreprises transnationales occidentales.

Il n’est pas besoin de faire des études poussées de gestion pour savoir que les filiales sont créées et établies par et pour le profit de la société mère. Il n'est donc pas incongru de s'attendre à ce que les entreprises mères assument une certaine responsabilité ultime pour la conduite de sociétés et/ou d'autres parties sur lesquelles elles possèdent un contrôle réel ou effectif. Cibler la société mère peut aussi être le moyen le plus efficace d'amener des changements significatifs. En effet, étant donné la nature non pérenne des individus au sein d'une société, condamner les individus a peu ou aucune influence sur la culture d'entreprise qui a donné lieu à l'infraction. En revanche, la condamnation de la personne morale peut produire un changement plus durable en offrant un incitatif aux compagnies pour contrôler leurs propres processus et utiliser leurs propres mécanismes internes de contrôle. Ceci peut être particulièrement approprié dans le contexte des grands groupes, où les changements au niveau des sociétés mères peuvent avoir un impact considérable à travers toutes les filiales. Préconiser la poursuite de la société mère ne revient pas à négliger l'importance de poursuivre les auteurs, y compris les filiales, dans le pays hôte. Il s'agit juste de reconnaître qu'il existe de nombreuses difficultés pratiques pour le faire et qu'en prenant avantage de telles situations, les sociétés transnationales peuvent se rendre complices de violations des droits de l'homme et y contribuer. Un tel comportement devrait à juste titre faire l'objet d'une sanction pénale, sinon civile.

Que ce soit au Canada, aux États-Unis ou dans tout autre pays d’origine d’une entreprise transnationale, il est temps de faire sauter les verrous à une reconnaissance d’une compétence juridictionnelle extraterritoriale sur les entreprises. Une telle démarche devrait permettre aux tribunaux des États d'origine de s’assurer que personne ne se dérobe à la force de la loi en allant faire des affaires dans ce que l’on pourrait désormais qualifier de paradis juridiques. Les États d’origine ont une responsabilité en matière de règlementation des activités des sociétés domiciliées sur leur sol et investissant à l'étranger, en particulier dans des régions où les capacités institutionnelles pour régulariser les activités de ces compagnies sont faibles ou inexistantes. Une application réussie de la compétence extraterritoriale universelle devrait permettre d'éliminer les différences d'attitude qui caractérisent les opérations à l'étranger de certaines entreprises multinationales par rapport à leurs opérations dans leur pays d'origine. Il est important de chercher à éviter la perpétuation d'un « deux poids, deux mesures » en vertu duquel la plupart des sociétés étrangères ainsi que leurs gouvernements fonctionnent. Il existe un ensemble de normes juridiques et morales qui s'appliquent pour les opérations nationales; mais un ensemble complètement différent et beaucoup plus souple de normes sont en force lorsque ces mêmes entités sont actives à l'étranger, en particulier dans des pays beaucoup plus pauvres. Les gouvernements des pays industrialisés ont les moyens de prévenir cette fausse dichotomie par l'application extraterritoriale de bon nombre des normes nationales et internationales qui sont adoptées et appliquées dans les juridictions d'origine. Permettre aux entreprises transnationales de se cacher derrière des questions procédurales comme des exceptions à la compétence juridictionnelles dénature et dévoie de son sens l’idée de justice et apporte de l’eau au moulin des critiques d’un impérialisme économique occidental, qui se traduit par une exploitation injuste des ressources naturelles des pays pauvres.

 

Evelyne Akoto
LLM, Droit international et transnational (2013)
Ancienne étudiante à la Clinique de droit internationale pénal et humanitaire
Université Laval

 

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