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La Cour pénale internationale sous le microscope : un voyage dans le temps – partie I

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Olivier Lacombe

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29 Juin 2020

Comme l’annonçait son billet introductif, cette série sur l’Examen de la Cour pénale internationale (CPI) se décline en trois temps : le passé, le présent et le futur de cet exercice presque sans précédent. Cette dernière nuance n’est pas sans importance pour notre étude : s’il est vrai que l’Examen est sans précédent en ce qu’il constitue le tout premier exercice d’évaluation de la CPI que l’Assemblée des États Parties (AÉP) confie entièrement à des expert.e.s externes et indépendant.e.s, celui-ci ne peut prétendre à l’inédit en la matière. Certes, l’Examen a ceci de différent qu’il marque un départ de l’introspection habituelle de la Cour et de son écosystème pour soumettre ces derniers à un regard externe. Cette démarche ne marque pas pour autant un changement significatif de paradigme; elle n’est que le plus récent épisode de la luxuriante histoire managériale de cette institution.

Ce premier pan de la série s’intéresse donc au passé de l’Examen; il portera sur ce qui a précédé et annoncé cette démarche mise sur pied par l’AÉP lors de sa 18e session. Le segment historique qu’amorce la présente contribution s’étalera sur deux billets successifs. Cette première partie porte essentiellement sur l’émergence et le développement au sein de la Cour d’un narratif du « progrès managérial », un discours structurant duquel participe sans contredit l’Examen. J’exposerai les conditions historiques et politiques ayant induit ce discours pour ensuite m’intéresser à sa teneur et ses multiples fonctions rhétoriques. La seconde partie de cette exploration historique portera quant à elle sur les enseignements qui peuvent être tirés de deux épisodes révélateurs de l’histoire managériale de la CPI, en plus de brosser un tableau du contexte politique qui explique la création de l’Examen. Cette rétrospective en deux temps permettra de cerner les origines de l’Examen, de mieux comprendre son présent et d’anticiper ce qu’il laissera dans son sillage. Qui sait, peut-être que ce coup d’œil sur le passé permettra d’en tirer quelque leçon pour le présent comme pour l’avenir ?

L’inévitable présentation des mesures de sécurité avant le décollage

Avant d’embarquer dans la DeLorean et d’entreprendre ce voyage dans le temps, trois remarques liminaires s’imposent. Je tiens tout d’abord à reconnaître l’importante dette intellectuelle que j’ai contractée lors de la préparation de ce texte. Tant mes réflexions que mes propos sur l’émergence d’un discours managérial à la CPI et son histoire ont été nourris, sinon directement inspirés, par les recherches et les idées qu’exprime Richard Clements dans un article auquel ces quelques lignes ne peuvent rendre justice[1]. C’est notamment à lui que je dois l’idée d’un narratif interne plaçant en tension la bureaucratie et le management et les recherches ayant permis de dénicher la plupart des documents cités.

Il me faut ensuite préciser que rien dans ce billet ne devrait être interprété comme niant quelque valeur que ce soit aux techniques du management et aux idéaux d’efficacité qu’elles servent et poursuivent inlassablement. Si elle interroge la prépondérance qui leur semble parfois accordée, cette courte contribution ne peut prétendre à une remise en question sérieuse de leur valeur intrinsèque, de leur validité philosophique ou encore de leur utilité. Par contre, s’intéresser à l’histoire du management à la CPI, tout comme à sa fonction rhétorique et parfois idéologique, est d’un intérêt certain. Cela permet notamment de mieux comprendre le rôle de ces idées dans l’évolution passée, présente et future de ce qui demeure le seul tribunal pénal international à vocation permanente.

Finalement, je tiens à m’expliquer quant à l’usage de l’anglicisme « management ». Ce choix s’explique entre autres par la portée bien spécifique de ce terme. Ce dernier est à la fois plus englobant et plus spécifique que son alter ego proprement francophone, c’est-à-dire « gestion ». Alors que « gestion » désigne généralement « [l’a]ction de gérer les affaires d’un autre, et, par extension, ses propres affaires », le terme « management » renvoie plutôt à « [l’e]nsemble des techniques d’organisation et de gestion d’une affaire, d’une entreprise »[2]. Cette seconde définition est non seulement plus large en ce qu’elle englobe les techniques de la gestion et, par implication, les canons idéologiques les sous-tendant, mais elle est également plus spécifique en ce qu’elle désigne l’application de ces techniques au sein d’une organisation plutôt que la simple action de « gérer ». Pour ces raisons, « management » s’est imposé comme le vocable le plus approprié pour les fins de cette contribution, et ce, malgré l’existence d’un proche équivalent français.

À cet égard, je ne peux passer sous silence la définition que donne du mot « gestion » le Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française, soit la « [m]ise en œuvre de tous les moyens techniques, humains et matériels d’une entreprise ou d’un organisme afin d’atteindre de manière efficace les objectifs organisationnels préalablement fixés » (ici). Puisqu’elle renvoie à l’unisson aux moyens techniques, humains et matériels que mobilise la gestion et ses techniques, tout comme à son idéal d’efficacité, cette définition est celle qu’il convient ici d’adopter et d’apposer au terme « management » même si je l’emprunte consciemment à son pendant authentiquement français. Comme le souligne l’Office lui-même, « le terme management tend à ajouter une dimension plus humaine, sociale, dynamique et moderne au concept de la gestion traditionnelle » [italiques dans l’original] (ici). C’est précisément à cette connotation positive et à la portée idéologique de cet emploi que s’intéresse l’essentiel de cette contribution. C’est ainsi que je justifie ce choix, bien que je me désole de l’emploi répété d’un anglicisme. J’ose espérer qu’on me le pardonnera.

Une brève histoire du management international pénal : la préhistoire ou le temps des mammouths laineux

Ce serait une regrettable erreur que de croire que l’efficacité guide l’évolution de la Cour depuis sa naissance. En réalité, ce dogme est bien plus ancien. Le fétichisme de l’efficacité a non seulement précédé la Cour, il s’est imposé dès sa conception, et ce, avant même que ne s’ouvre la conférence de Rome. De fait, c’est aux travaux préliminaires du Comité ad hoc de l’Assemblée générale des Nations Unies ayant étudié le projet de statut présenté par la Commission de droit international qu’il nous faut remonter pour retrouver les premiers artefacts attestant de l’influence du futur idéal de la justice internationale pénale. Dans un rapport soumis à l’Assemblée générale en septembre 1995, le comité souligne alors que la proposition voulant que la Cour soit une institution permanente, mais ne se réunissant que lorsqu’une affaire lui est soumise constitue

un compromis acceptable visant à établir un équilibre entre, d’une part, les exigences de souplesse et de rentabilité dans le fonctionnement de la cour et, d’autre part, la nécessité de promouvoir, plutôt que des tribunaux ad hoc, une instance judiciaire permanente propre à assurer l’uniformité et la cohérence dans l’application et le développement du droit pénal international. [nos italiques] (Rapport du comité ad hoc au para 18)

Ce passage donne à voir les préoccupations que partageaient déjà certains États, notamment le Royaume-Uni et les États-Unis, quant à la rentabilité et l’efficacité de l’éventuelle Cour. Plus intéressant encore, ce « compromis acceptable » semble placer sur un pied d’égalité la rentabilité de la Cour — cost-effectiveness dans sa version anglaise — d’une part et le développement cohérent et uniforme du droit international pénal d’autre part. Si cette association n’est pas pernicieuse en soi, elle permet de comprendre toute l’importance alors accordée à ces inquiétudes.

Que cette préoccupation s’immisce dans les travaux précédant Rome n’a pourtant rien de réellement surprenant : le discours du management et ses prophéties d’efficacité et d’efficience perfusaient l’appareil des Nations Unies depuis les années 1970 et s’y étaient imposés sans trop de difficulté. Cette émergence n’était alors que la suite naturelle de la fulgurante ascension du discours managérial au sein des différentes structures administratives des États sous l’influence du New Public Management[3]. Ces derniers seront la courroie de transmission qui permettra par la suite à cette idéologie administrative de coloniser un nouvel espace : les organisations internationales[4]. À l’aube de la conférence de Rome, il ne reste qu’à planter le germe du management international pénal dans ce terreau fertile : la « catastrophe » bureaucratique et budgétaire des tribunaux ad hoc sera ce germe. Celle-ci est exposée au grand jour par un rapport dévastateur du secrétaire général adjoint de l’ONU sur l’administration du Tribunal pénal international pour le Rwanda publié à peine dix-huit mois avant l’ouverture des travaux à Rome. Le Léviathan de la justice internationale pénale est né; le spectre d’une bureaucratie monstrueuse se dessine à l’horizon et son ombre s’étire jusqu’à Rome.

Plusieurs acteurs présents lors de la conférence de Rome attesteront par la suite de l’onde de choc causée par les révélations concernant l’administration des tribunaux ad hoc et ses conséquences sur les négociations au sujet de l’administration et de l’organisation de la future Cour[5]. Les inquiétudes que nourrit ce rapport, et davantage encore les attentes nées de celles-ci, se manifestent dans le texte du Statut de Rome. La multiplicité des occurrences des déclinaisons du terme « efficacité », qu’elles réfèrent à l’efficacité de la procédure ou encore à celle de l’administration de la Cour, trahissent ces préoccupations. Observons par exemple que le Procureur et le Greffier sont tenus de « s’assurer les services de personnes possédant les plus hautes qualités d’efficacité, de compétence et d’intégrité » et que les éventuels États Parties se réservent le droit, par l’entremise de l’AÉP, de donner « à la Présidence, au Procureur et au Greffier des orientations générales pour l’administration de la Cour » en plus de pouvoir créer tout organe subsidiaire qu’ils estiment apte à assurer « que la Cour soit administrée de la manière la plus efficace et la plus économique possible » (Statut de Rome, art 44-2, 112-2-b et 112-4). Sur ce point, il est éloquent que le pendant anglophone de l’expression « orientations générales pour l’administration de la Cour » soit « [p]rovide management oversight » (Rome Statute, art 112-2-b). Cette tendance se confirme ensuite dans les travaux de la Commission préparatoire (PrepCom) comme en témoignent le Règlement de preuve et de procédure qu’elle propose et ses recommandations relatives à l’organisation et au fonctionnement de l’institution[6].

Cette appréhension des États Parties, sans contredit justifiée par l’expérience contemporaine des tribunaux ad hoc, est donc inscrite dans l’ADN de la Cour. Cette crainte viscérale d’une bureaucratie grotesque guidait son évolution avant même qu’elle n’entre en fonction. Les États Parties ont fait de l’efficacité la trame de fond des travaux de la Cour et cette intention se confirme à chaque session de l’AÉP; l’efficacité, l’efficience et la bonne administration de la Cour en sont les leitmotive. Au quotidien, c’est également sans surprise que l’on constate que le suivi et l’analyse des performances de l’institution occupent plusieurs des organes subsidiaires de l’AÉP tels que le Comité du budget et des finances, le Comité d’audit, le Groupe d’étude sur la gouvernance et le Mécanisme de contrôle indépendant.

Que l’administration de la Cour préoccupe les membres de l’AÉP n’a rien de véritablement dérangeant lorsqu’on admet la nécessité et l’utilité d’une saine recherche de l’efficacité dans l’allocation de ressources que l’on sait limitées. Après tout, les États demeurent les bailleurs de fonds du système du Statut de Rome et il est naturel qu’une Assemblée s’étant réservé le contrôle budgétaire et le « management oversight » de l’institution qu’elle a mise au monde manifeste certaines attentes quant à son efficacité. Cela dit, il demeure néanmoins légitime de s’interroger quant au réalisme de ces attentes et au bien-fondé de la pression considérable que l’AÉP fait peser sur la Cour année après année. Ces interrogations prennent tout leur sens lorsque l’on prend acte des conséquences de cette pression sur la Cour et son opération.

Une brève histoire du management international pénal : l’ère du progrès managérial et ses lumières

L’effet le plus formidable des attentes et de la pression conséquente que les États Parties font peser sur la Présidence, le Procureur et le Greffier est leur mutation en un narratif interne de l’efficacité et du management. En effet, comme le relève avec brio Richard Clements, la Cour et ses organes ont consciemment intégré les craintes des États Parties pour en tirer un narratif, un discours sur l’évolution de la Cour, qui leur permet de recadrer les discussions à son sujet. La caractéristique dominante de cette fable du management international pénal est l’opposition qu’elle marque constamment entre la bureaucratie et le management. Alors que la première notion est dévoyée et réduite à la connotation plus que négative dont elle a été affublée, la seconde est posée comme le point de fuite idyllique du vecteur de changement sur lequel la Cour prétend surfer. L’ensemble repose sur une prémisse simple et largement acceptée : le management et ses techniques sont efficaces, nécessaires et désirables en plus d’être synonymes de progrès[7].

En réalité, ce narratif se résume à peu de chose : depuis sa création, la Cour ne ménage aucun effort pour s’émanciper de la tyrannie de la bureaucratie, une sorte d’état de nature de la justice internationale pénale, et s’engager sur le chemin qui lui permettra, un jour, d’atteindre son idéal d’efficacité et d’enfin goûter les fruits du management et de la bonne gouvernance. Pour reprendre l’image éloquente qu’en donne Clements, la bureaucratie est la première de couverture d’un récit dont la Cour est le protagoniste alors que le « modèle d’administration publique » qu’elle se propose de devenir en est la quatrième de couverture (Plan stratégique de 2006, but no 3). Perpétuellement perdue quelque part entre ces deux pôles, la Cour se donne ainsi l’image d’une institution qui se débat tant bien que mal, mais qui se rapproche néanmoins d’un salvateur « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ».

Loin d’être une banale réaction aux doléances de l’AÉP, ce narratif est en réalité un outil rhétorique d’une puissance redoutable. En faisant de la Cour cet adolescent lancé à la poursuite d’une maturité qu’il touche du bout de ses doigts, ce narratif assure une variété de fonctions discursives[8]. Sa mobilisation permet tout à la fois de satisfaire périodiquement une AÉP qui appelle cette maturité de tous ses vœux, de justifier les diverses réformes et réorganisations empruntant aux panacées du management, tout comme de gommer tout déboire découlant de ces techniques managériales. S’il évacue l’importante question de la compatibilité de l’approche managériale avec les idéaux dont se réclame le Statut de Rome, ou du moins élude les contradictions nées de cette cohabitation, ce narratif permet au surplus de recadrer toute problématique complexe et transversale pour en faire un simple problème de gestion. Lorsqu’il est brandi, l’épouvantail bureaucratique rend possible une prise de contrôle du discours : cette sourde menace inquiète et détourne les regards des éléments les plus problématiques du bilan de la Cour pour qu’ils se fixent sur la promesse d’une institution plus performante, la « performance » étant ici redéfinie à la faveur des canons du management. Comme le résume habilement Clements :

Employing the bureaucracy/management dyad enabled [the Court] to focus minds on the desirable outcome as well as on the undesirable threat, recharacterize problems as problems of inefficiency, and distract critics from other complex issues. Drawing a thread from its early to its most recent managerial practices, the ICC was able to build a record of an ever-evolving institution whose prime problem was bureaucracy and who had succeeded in overcoming that problem through management techniques[9].

Conclusion : une courte pause, le temps de reprendre nos esprits

Est maintenant venu le temps de marquer une salutaire pause dans cette exploration du contexte historique de l’actuel Examen et de l’univers rhétorique dans lequel ce dernier évolue. Cette première partie aura notamment permis de comprendre toute l’importance attribuée aux préoccupations organisationnelles lors de la conception de la Cour, mais également de saisir comment elles contribuèrent à l’émergence d’un narratif du progrès managérial au sein de l’actuelle Cour. Prendre acte de l’existence de ce discours, en décoder le sens et en cerner les fonctions rhétoriques permet de faire la lumière sur l’obsession managériale de la Cour et l’envers du dialogue qu’elle entretient avec l’AÉP. Ces acquis me permettent de tourner mon attention vers les récentes pratiques managériales de la Cour ainsi que le contexte politique qui explique la mise sur pied de l’Examen. Ces considérations devront toutefois attendre la parution du prochain épisode de cette programmation estivale sur l’Examen.


[1] Richard Clements, « From bureaucracy to management: The International Criminal Court’s internal progress narrative » (2019) 32:1 LJIL 149, en ligne : <https://doi.org/10.1017/S092215651800064X>.

[2] Grand Robert de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2020, sub verbo « gestion » et « management ».

[3] Clements, supra note 1 à la p 150.

[4] Ibid aux pp 153—54.

[5] Ibid à la p 155.

[6] Ibid.

[7] Ibid à la p 153.

[8] L’analogie entre l’actuelle Cour et un adolescent est un emprunt à la juge Kimberly Prost qui avait proposé celle-ci lors d’une allocution prononcée à l’occasion du 48e congrès annuel du Conseil canadien de droit international à Ottawa, le 24 octobre 2019.

[9] Clements, supra note 1 à la p 166.


Les réflexions contenues dans ce billet n’appartiennent qu’à leur(s) auteur(s) et ne peuvent entraîner ni la responsabilité de la Clinique de droit international pénal et humanitaire, de la Chaire de recherche du Canada sur la justice internationale pénale et les droits fondamentaux, de la Faculté de droit de l’Université Laval, de l’Université Laval ou de leur personnel respectif, ni des personnes qui ont révisé et édité ces billets, qui ne constituent pas des avis ou conseils juridiques.


La publication de ce billet et la participation de l’auteur.e à la 18e Assemblée des États Parties à la Cour pénale internationale sont financées par le Partenariat canadien pour la justice internationale et le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada.


Image en vignette : "ICC Construction: June 2014" par *rboed* licence sous CC BY 2.0.

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